Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/334

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
328
piquillo alliaga.

— À Alger, ce fut différent. Là règne le vrai Dieu, et parmi les croyants, parmi nos frères, je trouvai secours et protection. Tous les négociants avec qui nous avions été en relations, Muley-Hassan, Benhoud, Benabad, me parlaient de vous, mon maitre Yézid, et de votre père ; ils voulaient tous me garder avec eux, me donner du travail, un emploi ; ils m’offraient un sort brillant. Je refusai, car vous étiez resté ici à vous battre contre les Espagnols ; je voulais revenir près de vous.

J’avais beau m’informer à tous les patrons ou capitaines de navire ; personne n’avait rencontré en mer le San-Lucar, personne ne pouvait me donner de nouvelles de votre père, ni de sa fille, ni de Juanita. Mais en revanche, chaque jour nous apportait le récit de nouveaux crimes.

Parmi ceux qui, comme nous, avaient été transportés en Afrique, plus de cent mille hommes avaient, dit-on, succombé[1]. Le capitaine Giuseppe Campanella, trouvant son vaisseau trop chargé, avait fait jeter à la mer une partie de son bagage.

Ce bagage, c’étaient nos frères !

C’est ce même Campanella qui, après avoir promis à Zarha-Hakkam la grâce de son père moyennant un prix infâme, montra un instant après à la malheureuse fille le vieillard pendu à la grande vergue de son vaisseau[2] !

Et les Espagnols prétendent qu’ils ont un Dieu ! et ce Dieu, qui permet de telles atrocités, ils veulent que nous l’adorions ! jamais ! jamais ! s’écria Pedralvi ; et, continua-t-il en passant sur son front sa main contractée par la rage, il me tarde d’effacer avec leur sang ce baptême qu’ils m’ont infligé malgré moi.

Oui, maître, dit-il en regardant Yézid, j’ignore si les maux que j’ai soufferts, si les forfaits dont j’ai été témoin ont changé ma nature, mais la mienne à présent, c’est la vengeance, c’est pour elle seule que j’existe.

J’ai juré au Dieu de nos pères et au Dieu des chrétiens d’immoler, de ma main, les premiers auteurs de nos maux : le grand inquisiteur Sandoval, l’archevêque de Valence Ribeira et le duc de Lerma ! C’est là ma mission, je n’en ai pas d’autre, et je la remplirai ! Après cela, je serai content. Allah pourra me rappeler à lui.

— Ami, ami, lui dit Yézid en cherchant à le calmer, toi que j’ai connu si bon et si généreux, c’est le délire, c’est la fièvre qui t’égare encore.

— Cette fièvre-là ne me quitte plus. En apprenant que le capitaine Giuseppe Campanella allait mettre à la voile pour retourner en Espagne, je me suis présenté à lui en qualité de domestique. Je lui ai raconté… que sais-je !.. que, né dans la Biscaye, je voulais y retourner au risque de me faire pendre, si j’étais reconnu et si ma ruse était découverte.

Débarqué près de Murviedro, où il devait plus tard venir reprendre un chargement, il y a laissé son vaisseau ; son dessein était de se rendre à Madrid, pour y voir le duc de Lerma et Sandoval, leur rendre compte de sa conduite et solliciter de la cour quelque récompense !

— Et alors tu l’as quitté ? demanda Piquillo.

— Non, nous avions auparavant des comptes à régler ensemble.

— Comment cela ?

— Ce matin il a traversé la sierra de l’Albarracin avec moi, son domestique, qui portais ses bagages, et pendant qu’il se reposait et déjeunait sur l’herbe, il m’a ordonné d’un ton impérieux de mettre ses armes en état et de les nettoyer, attendu, disait-il, que l’on pouvait rencontrer quelques-uns de ces misérables révoltés.

J’ai obéi, et quand la lame de son épée a été bien brillante, quand ses pistolets ont été chargés par moi :

— Capitaine, lui ai-je dit, vous vous rendiez à Madrid pour demander la récompense que vous méritez ?

— Oui certes.

— Vous l’obtiendrez sans aller à Madrid.

— Qu’est-ce à dire ?

— Que le jour de la justice est arrivé pour vous. Si votre Dieu et vos inquisiteurs ne savent pas punir, c’est moi, c’est un Maure, qui me chargerai de ce soin.

Lui mettant alors le genou et le pistolet sur la poitrine, je lui rappelai nos frères précipités par lui dans les flots ; Zarha déshonorée et son père immolé ; je lui racontai le serment que j’avais fait concernant l’inquisiteur, l’archevêque et le duc de Lerma.

— Mais comme il peut encore se passer du temps, ajoutai-je, avant que ce serment soit accompli, je jure d’ici là, en attendant et pour prendre patience, de tuer un Espagnol par jour. Je commencerai par vous, capitaine.

Ce que j’ai fait.

— Tu l’as tué ! s’écria Alliaga.

— Sans pitié, sans remords, comme un chien ! ou plutôt comme un tigre !

Pedralvi achevait à peine ce récit, qu’Alhamar-Abouhadjad se présenta devant son général.

On venait d’arrêter un personnage qui paraissait d’une haute importance, car il était dans un riche carrosse, trainé par quatre mules et accompagné d’une nombreuse escorte, qu’on avait tuée ou dispersée.

Ce grand personnage venait de Valence et avait l’air de se rendre à Madrid. Ignorant les événements de la veille, et croyant toujours cette partie de la montagne où passait la grande route au pouvoir des troupes d’Augustin Mexia, il s’y était hasardé sans crainte, et son étonnement avait été aussi grand que son effroi en se voyant entre les mains des Maures.

On avait saisi tous les papiers que renfermait sa voiture. Alhamar remit à Yézid et à Piquillo un vaste portefeuille. Quant au voyageur inconnu, qui avait refusé de se nommer, on l’amenait devant le général.

Un des rideaux de la tente se souleva, et Piquillo resta immobile de surprise.

— Le grand inquisiteur Sandoval ! s’écria-t-il.

À ce nom, Pedralvi bondit comme un chacal en poussant un hurlement de joie, et, les yeux pleins de sang, la bouche béante, il ne quitta plus du regard la proie qu’il dévorait d’avance.

  1. De ceux qui furent transportés en Afrique la mort dévora plus de cent quarante nille hommes dans un espace de quelques mois. Fonseca, pag. 284.
  2. Fonseca, pag. 285.