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piquillo alliaga.

— Ce n’est rien, dit froidement Alliaga à son frère et à Pedralvi épouvantés.

Puis, ramassant le poignard que dans son effroi ce dernier venait de laisser tomber :

— Je prie seulement Pedralvi de m’écouter.

— J’ai fait un serment, et je dois le tenir, car j’ai juré par le sang de nos frères…

— Et moi, par le mien, répondit Alliaga en montrant son bras ensanglanté, je te supplie de renoncer à ta vengeance.

Pedralvi ne répondit pas.

— Veux-tu donc te rendre toi-même aussi coupable que ceux que tu as juré de punir ? veux-tu commettre les crimes que tu leur reproches ?

— Se venger n’est pas un crime, c’est justice ! et si tu avais été, comme moi, témoin du massacre de nos frères, si tu pensais à ceux qui nous entourent et que l’on menace encore…

Alliaga vit bien que le Maure ne comprendrait jamais son dévouement ni la sainte loi qui ordonne de pardonner à ses plus cruels ennemis. Il eut recours alors à un autre moyen et lui dit :

— C’est parce que je pense à nos frères que je demande les jours de cet homme. Sa mort, quoi que tu en dises, est un crime, un crime inutile, tandis que, lui vivant, il peut nous servir.

— À quoi ? demanda brusquement Pedralvi.

— D’abord, comme otage !

— C’est vrai ! s’écria vivement Yézid ; ses jours rachèteront ceux de nos frères…

— Et feront suspendre les persécutions du saint-office, ajouta Alliaga, ne fût-ce que par crainte des représailles.

— Ah ! traître ! murmura Sandoval.

— Traitre ! répliqua Pedralvi avec colère ; un traître qui te sauve ! Ah ! si vous n’aviez jamais usé envers nous que de pareilles trahisons !

— Tu consens donc à ce que je te demande ? poursuivit Piquillo ; tu renonces à ta vengeance ?

— Dans ce moment, soit, dit-il avec un air de regret, puisque vous prétendez qu’il peut être bon à quelque chose, ce que je ne croirai jamais. Mais n’importe ; j’attendrai et je verrai plus tard ; car, ajouta-t-il en regardant le grand inquisiteur, qui commençait à respirer, ce n’est pas la paix, c’est une trêve : mon serment tient toujours.

Il serra avec force la main de Sandoval, et celui-ci sentit un froid glacial courir dans ses veines.

— Maintenant, dit Alliaga, qui venait de s’asseoir, examinons ces papiers pendant qu’on me pansera.

Et il montrait du doigt le portefeuille du grand inquisiteur.

C’étaient d’abord des lettres adressées à Sandoval et à la sainte inquisition par des gouverneurs de villes ou de provinces, par des capitaines de vaisseau, qui lui rendaient compte de l’exécution de ses ordres concernant les Maures.

Chacun, dans l’excès de son zèle et certain d’être agréable à l’inquisiteur, se complaisait dans les rigueurs qu’il avait déployées (témoin les mémoires de Fonseca et de quelques autres). Quelque grands, quelque horribles que fussent les attentats commis, ils les exagéraient peut-être encore pour faire leur cour au ministre ou à son frère. Assassins par flatterie et bourreaux courtisans, ils n’oubliaient aucun détail et multipliaient à plaisir le nombre et les souffrances de leurs victimes.

Ils ne se doutaient point du mauvais service que leur prétendu dévouement rendait en ce moment à leur maître.

À chaque trait de cruauté, l’inquisiteur baissait les yeux et courbait la tête, voyant avec terreur l’indignation qu’il inspirait, effrayé par la vengeance qui pesait sur lui.

À chaque femme égorgée ou violée, à chaque enfant ou vieillard massacré, Pedralvi rugissait de fureur et s’écriait :

— Voilà les monstres que vous m’ordonnez d’épargner !

Et il y eut un moment où Yézid lui-même, pensant à sa sœur et à son père, s’écria malgré lui :

— Il a raison !

À ce mot, Pedralvi s’élança de nouveau pour reprendre sa proie ; mais Alliaga se leva et plaça devant lui un rempart qu’il n’osa franchir, celui de son bras sanglant que l’on achevait à peine de panser.

— Silence, Pedralvi ! silence, Yézid ! s’écria d’une voix sévère celui dont l’ardente charité protestait en faveur de la sainte croyance dont lui seul en ce moment était le représentant et le véritable apôtre ; silence ! notre juge à tous n’est pas ici !

Il leva les yeux au ciel et fit signe à Yézid de continuer sa lecture.

Le papier suivant était une lettre que le grand inquisiteur avait reçue la veille d’Escobar. Celui-ci s’était arrêté en route pour renouveler à Sandoval ses protestations de zèle, de dévouement et d’entente cordiale. Il lui parlait de l’ennemi commun qu’ils avaient juré de renverser, de frey Luis Alliaga.

Yézid s’arrêta dans la lecture et regarda son frère ; Pedralvi regarda Sandoval, et lui dit à son tour :

— Ah ! traître !

— Continue, répondit froidement Piquillo.

Escobar conseillait à Sandoval de ne point s’amuser à lutter contre Alliaga, mais de frapper sur-le-champ un coup hardi ; d’ordonner, à son arrivée à Madrid, l’arrestation immédiate du confesseur du roi, qui, malgré ce titre, n’était, après tout, qu’un religieux dominicain, soumis, comme tel, à la règle de l’ordre et aux ordres du grand inquisiteur ; une fois dans les cachots du saint-office, on trouverait des moyens pour l’empêcher d’en jamais sortir, et le faible monarque oublierait bien vite, dès qu’il ne le verrait plus, l’ancien directeur de sa conscience, surtout si l’on avait soin de lui en nommer un nouveau, qui pourrait être, par exemple, le frère Escobar !

— Bien, dit Alliaga à son frère, donne-moi ce papier et ceux de la même écriture.

— Il n’y en a qu’un, répondit Yézid.

Et il lui remit la déclaration dressée par Escobar et signée par-lui et par le père Jérôme, cette déclaration qui justifiait le duc de Lerma de l’empoisonnement de la reine et expliquait, en même temps, comment la comtesse d’Altamira et le duc d’Uzède avaient immolé