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piquillo alliaga.


LXXIV.

le retour à madrid.

Alliaga, toujours escorté par le fidèle Abouhadjad et suivi de Gongarello, descendit la montagne jusqu’à la grande route, occupée par les différents postes des Maures. Là, il voulut vainement renvoyer ses guides ; ceux-ci ne consentirent à le quitter que lorsqu’ils eurent franchi presque toute la chaîne de l’Albarracin.

Arrivé enfin au bord du Xucar, rivière qu’il faut traverser pour aller à Cuença, Piquillo les força de s’arrêter, il y aurait eu danger pour eux à aller plus loin, et il continua avec Gongarello à suivre le Xucar jusqu’à la posada où il avait laissé sa voiture et ses gens. Il prétexta une visite qu’il avait voulu faire à pied à un couvent de franciscains situé dans la montagne, au-dessus de Huelamo de Ocana. Il avait voulu, disait-il, s’y rendre en secret, de peur qu’on essayât de l’en empêcher, à cause du voisinage des Maures.

Il ne s’arrêta pas à Cuença, et le lendemain seulement assez tard, il arriva à Valence.

Il courut au palais du vice-roi, le marquis de Cazarena, neveu du duc de Lerma. Les ordres du roi, transmis par le ministre, avaient été si formels et si menaçants, que le vice-roi, tremblant de perdre sa place, s’était empressé de les exécuter. La Vera-Cruz, de la marine royale, excellente caravelle, vaisseau fin voilier, avait été équipée à la hâte ; quelque diligence qu’on y mit, il fallut y employer tout un jour, ce qui donnait une grande avance au San-Lucar, que l’on poursuivait ; mais ce dernier vaisseau naviguait si mal et la marche de la Vera-Cruz était si supérieure, qu’il y avait tout lieu de croire qu’elle rejoindrait promptement Juan-Baptista et son équipage.

Cependant plus de deux semaines s’étaient écoulées, et l’on n’avait eu aucune nouvelle ni de la Vera-Cruz ni du San-Lucar. Il est vrai que des orages terribles avaient éclaté sur les côtes d’Afrique ; qu’un vent contraire, qui régnait depuis plusieurs jours, éloignait tous les vaisseaux et les empêchait d’aborder dans les ports d’Espagne.

Alliaga était désolé et ne pouvait cependant accuser le zèle du vice-roi. Dans son impatience il ordonna à un nouveau bâtiment, le San-Fernando, de mettre à la voile et d’aller à la découverte. Le marquis de Cazarena voulut vainement faire quelques objections ; Alliaga se fit obéir en montrant la lettre de Sa Majesté, qui lui donnait pleins pouvoirs.

D’ailleurs les vents contraires, qui s’opposaient à ce qu’on entrât dans les ports d’Espagne, n’empêchaient pas d’en sortir, et le San-Fernando partit à la recherche de Delascar et d’Aïxa.

Jusqu’à son retour, il fallait attendre, il n’y avait pas moyen de s’éloigner, et cependant Alliaga comprenait combien sa présence était nécessaire à Madrid ; il se disait que chaque jour, chaque instant rendait peut-être la position d’Yézid plus dangereuse ; que, pressé de tous côtés par des forces supérieures et par des chefs habiles, il ne pouvait longtemps résister, et qu’Alliaga ne viendrait à son aide que trop tard peut-être.

Jusqu’alors, heureusement, aucune nouvelle n’était arrivée de l’Albarracin. Il était à croire que, fidèle au plan concerté par les deux frères, Yézid avait évité le combat, se contentant de fatiguer ou de harceler son ennemi dans les gorges et défilés de ces montagnes qu’il connaissait mieux que lui.

Enfin le vice-roi s’empressa de remettre à Alliaga un message qu’il venait de recevoir, non par mer, mais par terre. On assurait qu’un vaisseau, qui ressemblait beaucoup au San-Lucar, avait été signalé en vue de Carthagène, battu par la tempête, abandonné à la dérive et devenu le jouet des vents ; que, du reste, on enverrait à Valence tous les renseignements que l’on pourrait recueillir à ce sujet.

Le lendemain, en effet, un courrier à cheval, envoyé par le gouvernement de Carthagène, annonçait que le vaisseau signalé était bien réellement le San-Lucar ; que le vent ayant subitement changé dans la nuit, le bâtiment avait été jeté à la côte et avait échoué, non pas sur des récifs, mais dans un endroit peu dangereux et où il avait été facile de l’aborder ; mais qu’à la grande surprise des marins qui s’empressaient de porter des secours aux naufragés, on n’avait trouvé personne à bord du navire ; que, malgré de fortes avaries, le San-Lucar avait pu encore tenir la mer ; que ce n’était donc point par suite d’un naufrage que les passagers l’avaient abandonné ; que, d’un autre côté, les habillements, les meubles et les effets précieux laissés dans le navire avaient éloigné toute idée qu’il eût été attaqué ou pillé par des pirates.

Dans l’horrible situation d’esprit où le laissaient de pareilles nouvelles, Alliaga ne savait s’il devait perdre tout espoir ou en conserver encore. En tout cas, sa présence à Valence devenait inutile, et l’intérêt de ses frères le rappelait près du roi. Il laissa au marquis de Cazarena les derniers ordres de Sa Majesté, ou plutôt les siens. C’était, au retour du San-Fernando ou de la Vera-Cruz, de transmettre à l’instant, à Madrid et au roi lui-même, tous les renseignements que l’on recevrait, et si l’un de ces deux navires ramenait la duchesse de Santarem et son père, de les traiter avec les plus grands égards et d’obéir à l’instant à tous les désirs qu’ils exprimeraient sur leur séjour à Valence ou sur le lieu de leur retraite.

Ces derniers soins remplis, Alliaga, la mort dans l’âme, et en proie aux plus sombres pressentiments, reprit la route de Madrid, voyageant jour et nuit sans se reposer.

Il ne s’arrêta qu’un instant en traversant la chaîne inférieure de l’Albarracin, et sans descendre de voiture, il demanda à son ancien hôte, Mosquito, le maître de la posada de Carascosa, s’il avait appris quelque chose des événements de la guerre.

— Je le crois bien ! s’écria celui-ci en faisant le signe de la croix. Son Excellence don Sandoval le grand inquisiteur (c’est un deuil et une désolation pour toute la chrétienté), le grand inquisiteur lui-même est tombé au pouvoir des Maures, des hérétiques, des infidèles.