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piquillo alliaga.

prétendu vin de France ! Pour ne courir aucun danger, pour n’avoir rien à craindre de leur victime, ils commencent par l’endormir, et par lui ôter l’usage de ses sens.

— Je comprends… je comprends, s’écria Juanita épouvantée, qu’allons-nous devenir ?

— Quand nous le voudrions, il nous serait impossible de porter votre oncle, même à nous deux… il ne faut donc songer qu’à vous ! à vous, ma bienfaitrice ! venez donc ! hâtons-nous de descendre, car déjà nous avons perdu trop de temps !

— Non, dit la jeune fille avec résolution, quoi qu’il puisse arriver, je n’abandonnerai pas mon oncle.

— Et moi, Juanita, quelque danger qui me menace, je ne vous quitte pas ! nous mourrons tous les trois ensemble.

Et il s’assit à côté d’elle sur le foin.

Alors Juanita, qui s’était rapprochée de son oncle, croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête, et se mit à prononcer avec ferveur des mots inconnus.

— Que fais-tu ? s’écria Piquillo étonné.

— Je prie le Dieu de mes pères, le Dieu de Mahomet, car mon oncle descend, comme moi et Pedralvi, des Maures de Grenade.

— Et moi aussi, s’écria Piquillo avec joie, ces bandits me l’ont dit en apercevant des signes arabes tracés sur mon bras.

— Eh bien, dit Juanita, en lui tendant la main… eh bien, pauvre enfant d’Ismal, tu mourras avec tes frères !

— Cela vaut mieux que de vivre seul, répondit Piquillo.

En ce moment, un grand tapage retentit dans la maison.

Il paraît que, dans la cave et au milieu de l’obscurité, un combat acharné se livrait entre le capitaine et son lieutenant. Celui-ci, bien qu’il fût gris, s’était réveillé en sentant descendre son lit ; et quoiqu’il eût à peine recouvré sa raison, il avait compris aisément qu’on voulait l’étrangler. Il s’était élancé lui-même à la gorge de l’assaillant, qui, ne s’attendant à aucune résistance, avait été renversé, lui et sa lanterne, par cette attaque aussi vigoureuse qu’imprévue. Les deux combattants roulaient à terre, et comme leurs forces à peu près égales étaient doublées par la rage, ils se déchiraient des ongles et des dents, le lieutenant n’ayant plus son poignard, et le pistolet que Juan-Baptista portait à sa ceinture ayant glissé à terre pendant leur lutte acharnée.

Aux hurlements des combattants, au bruit effroyable qui se faisait dans la cave, tous les bandits s’étaient réveillés. Au secours ! leur criait Carnego, une troupe d’alguazils ou de familiers du saint-office assassinent le capitaine… à nous, mes amis, brisez cette porte !

Les uns, armés de pioches, les autres de leviers et de pinces de fer, attaquaient la porte et la muraille qui ne pouvaient longtemps leur résister ; c’était là la cause du bruit effroyable que venaient d’entendre les deux prisonniers ; quant au troisième, il n’entendait rien.

— Il n’y a plus d’espoir, s’écria Piquillo, qui venait de se hasarder au haut de l’escalier, et qui avait deviné ce qui se passait. Nous voudrions fuir maintenant que nous ne le pourrions plus. Tous ces brigands sont sur pied ! les voilà dans l’escalier, parcourant toute la maison… et s’ils venaient ici me réveiller et me chercher !

Il regarda Juanita avec effroi, et la pauvre fille, saisie d’une horrible crainte qui ne s’était pas encore offerte à sa pensée, se précipita vers Piquillo, en s’écriant involontairement : Sauvez-moi ! sauvez-moi ! puis elle regarda son oncle, et dit en laissant tomber ses bras : Folle que je suis !… c’est impossible !

— Non, non, s’écria Piquillo, frappé d’une idée soudaine… non, ce n’est pas impossible !…

Le grenier où se trouvaient renfermés les trois prisonniers, n’avait qu’une fenêtre pratiquée dans le toit et donnant sur la forêt… Piquillo poussa le volet, et aux rayons de la lune, Juanita aperçut de loin le sommet des arbres agités par le vent.

— Vous voyez, s’écria son jeune compagnon, qu’il nous reste encore un moyen de salut.

— Je comprends, dit la jeune fille en s’approchant de la fenêtre élevée à pic au-dessus du sol à une hauteur effrayante ; oui, grâce au ciel, c’est bien haut… et s’ils viennent, on peut se jeter…

— Non pas se jeter, répondit Piquillo, mais descendre !

— Et mon oncle ?

— Lui aussi, je m’en charge.

— Et comment ?

— Tenez ! ne voyez-vous pas ?

Et il lui montra au-dessous du toit qui avançait en saillie, la poulie et la corde avec lesquelles on montait le foin et la paille dans le grenier où ils étaient.

— Si vous n’avez pas peur, si vous vous fiez à moi.

— Oui, répondit intrépidement la jeune fille. Alors, et par un nœud coulant, il lui passa la corde autour du corps et sous les bras !

— Ne regardez pas l’abîme où je vais vous descendre, lui dit-il, fermez les yeux jusqu’à ce que vous sentiez la terre sous vos pieds, et alors renvoyez-moi la corde.

Et il se mit à descendre la jeune fille lentement et avec précaution.

Bientôt elle disparut à ses yeux en tournoyant dans l’espace ; quelques secondes après, la corde ne tourna plus et s’arrêta. Sans doute Juanita était arrivée saine et sauve, car la corde, à laquelle il donna une légère secousse, remonta seule.

C’était le tour du barbier, et c’était plus difficile ; il se réveillait, et s’aidait à peine. Mais, sans le consulter sur le voyage périlleux qu’il allait lui faire entreprendre, Piquillo le mit en route de la même manière que Juanita, se contentant de retenir de toutes ses forces ce fardeau, que son poids seul entraînait vers la terre par une force d’attraction toute naturelle.

Il entendit un choc assez pesant : c’était le barbier qui arrivait à sa destination sans avaries ; et la corde, détachée par Juanita, remonta de nouveau. Cette fois et se voyant seul à opérer sa descente, Piquillo attacha fortement à une poutre du grenier un bout de la corde, et se lança intrépidement dans les airs, en se laissant glisser jusqu’à terre.