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piquillo alliaga.

les sommets de la montagne, avançant sur eux pas à pas, occupant et fermant successivement les sentiers praticables par lesquels on pouvait descendre dans la plaine.

Les Maures qui tentèrent de forcer ces passages, garnis de troupes et d’artillerie, trouvèrent une si vive résistance, qu’ils furent obligés de regagner la montagne en désordre et avec de grandes pertes. Ils se réfugièrent dans des endroits presque inaccessibles, où les Espagnols se gardèrent bien de les attaquer ; mais un ennemi bien plus redoutable vint les y atteindre.

Les troupeaux qu’Abouhadjad avait ramenés de son expédition n’avaient pu suffire longtemps à la consommation d’une population aussi nombreuse. En peu de jours ils avaient été épuisés, et nous venons de voir que les Maures avaient tenté vainement de se procurer de nouvelles provisions. Les soldats pouvaient supporter la faim, mais les femmes, mais leurs enfants ! Ils leur avaient déjà abandonné les faibles rations qu’on leur distribuait chaque matin, et il fallait, faibles et se soutenant à peine, subir de nouvelles marches, de nouvelles fatigues, de nouveaux combats.

Don Augustin de Mexia avait choisi ce moment pour les attaquer sur tous les points. Il était redevenu maitre de la route de Valence à Madrid et de tous les postes importants de ce côté de la montagne, car les autres versants, ceux qui donnaient sur les plaines de Valence et sur les côtes, étaient, comme nous l’avons vu, occupés par Fernand d’Albayda, qui, fidèle aux ordres de son général, avait gardé tous les passages, mais n’avait pas une seule fois attaqué les Maures ; au contraire, il avait souvent, et avec une grande sévérité, retenu ses soldats qui demandaient le combat ; conduite habile et prudente qui avait donné de lui la plus haute opinion à don Mexia, surtout quand celui-ci comparait la sage réserve de son jeune lieutenant, à la fougue inconsidérée et fatale de don Diégo Faxardo.

Quant à Yézid, ne pouvant, avec l’immense population qu’il trainait à sa suite et avec des soldats exténués, lutter contre des troupes nombreuses et approvisionnées de tout, il avait opéré sa retraite en bon ordre ; il avait, toujours en reculant, gravi la montagne jusqu’à un plateau assez étendu et que la nature avait pris soin de fortifier. C’était une excellente position, et il s’était arrêté, attendant l’ennemi et lui offrant de nouveau le combat.

Cette fois encore, don Augustin l’avait refusé, comptant toujours sur des auxiliaires qui ne pouvaient lui manquer. En effet, les privations de toute espèce se faisaient plus que jamais sentir ; depuis deux jours, les soldats ne pouvaient plus donner leur part à leurs femmes et à leurs enfants : eux-mêmes n’avaient plus rien.

Yézid voyait devant lui, et à peu près à une demi-lieue au-dessous de son camp, le camp des Espagnols, qui, comme par une trêve tacite, s’étaient arrêtés et attendaient que la faim leur livrât leurs victimes. À sa gauche et à sa droite étaient des rochers presqu’à pic, qui s’élevaient à plusieurs centaines de pieds au-dessus de sa tête. Derrière lui, au midi, commençait la pente de la montagne du côté de la mer ; c’était là qu’étaient échelonnées les troupes de Fernand d’Albayda, impatientes de combattre. Mais de ce côté encore plusieurs rangs de rochers défendaient le camp des Maures, et de pareils retranchements ne pouvaient être facilement enlevés.

S’il n’eût eu que les Espagnols à combattre, Yézid aurait pu encore espérer la victoire ; mais la faim, la faim cruelle commençait déjà à décimer ses soldats, et une nuit que l’inquiétude et l’agitation l’empêchaient de dormir, il se demandait s’il ne valait pas mieux se précipiter lui-même sur les mousquets des Espagnols et aller chercher la mort, que de l’attendre dans des tourments aussi cruels ; tout à coup il crut entendre du côté de la plaine des pas lents et lourds qui gravissaient la montagne ; il écouta de nouveau ; craignant une attaque nocturne, il choisit quelques hommes déterminés et glissa avec eux le long des rochers pour découvrir la marche des ennemis, et les surprendre lui-même s’il le pouvait.

Quel fut son étonnement quand, pendant la nuit, il crut distinguer d’immenses troupeaux qui, formant une longue file, s’élevaient sur le flanc de la montagne et se dirigeaient vers le camp des Maures.

Ce qu’il y avait d’inconcevable, c’était d’abord que ce convoi vint de lui-même, et ensuite que l’armée ennemie ne l’eût pas arrêté. Ceux qui le conduisaient étaient des bergers de la plaine. Leur chef était un nouveau chrétien qui, depuis plusieurs années, avait reçu le baptême, mais qui était resté Maure au fond du cœur.

— Seigneur, dit-il à Yézid, on m’a ordonné de vous amener ces troupeaux de bœufs, que nous avons chargés d’autant de sacs de blé qu’ils ont pu en porter.

— Qui t’a dit de les conduire vers nous ?

— Mon maitre ! un maitre qui envoie cela à ses anciens fermiers, à ceux, m’a-t-il dit, qui pendant tant d’années ont cultivé ses champs et l’ont fait vivre lui-même.

— Ce maître quel est-il ?

— Je ne puis vous le faire connaître.

— C’est, juste ! ce serait exposer sa tête, et toi-même tu as couru de grands dangers. Comment as-tu fait pour tromper la surveillance ennemie ?

— On m’a dit : gravis la montagne la nuit prochaine, du côté gauche du camp, par le sentier qui serpente entre les rochers.

— Il y avait, hier matin encore, un détachement formidable posté au pied de ces rochers.

— Il n’y était pas ce soir. Personne ne nous a arrêtés, aucune sentinelle ne nous a crié : Qui vive ? et depuis trois heures nous montons sans trouver d’autres obstacles que ceux du chemin.

— Je ne saurais payer un pareil service, s’écria : Yézid, mais n’importe, prends !

Et il lui présentait une partie des trésors qu’Alliaga lui avait rapportés.

— Je ne puis rien recevoir, répondit le vieux pasteur, mon maitre me l’a bien défendu : il m’a seulement ordonné de redescendre la montagne au plus vite et de vous remettre, à vous-même, avant mon départ, ce qui m’a servi à guider mon troupeau, ce bâton, qu’il vous recommande de briser et de brûler.

Le pasteur et ses compagnons se hâtèrent de s’éloi-