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piquillo alliaga.

lement et s’amoncelèrent d’ahord ; impossible d’y rester.

Il fallut fuir et abandonner l’œuvre de délivrance qu’ils avaient commencée.

Pedralvi et ses compagnons reculant devant l’ennemi terrible qui les menaçait, gagnèrent un autre endroit plus élevé du souterrain. Mais à chaque minute, à chaque seconde, l’onde impitoyable avançait, avançait sur eux, gagnant du terrain et refoulant devant elle cette multitude innombrable de femmes et d’enfants qui poussait des cris d’épouvante.

La mort sous leurs pas, la mort sur leur tête ! Des flots tombant par torrents avec un effroyable bruit, que répétaient au loin et que redoublaient les échos de la caverne ; les mugissements des taureaux, qui, dans leur effroi, se précipitaient la tête baissée sur cette masse compacte ou écrasaient sous leurs pieds la foule, qui ne pouvait ni fuir ni se défendre ; ajoutez à cela la lumière qui leur était presque ravie. Telle était la scène d’horreur, de chaos et de désolation qu’offrait en ce moment la grotte de l’Albarracin.

Profitant de ce désordre, Sandoval s’était éloigné de son gardien, qui ne le quittait jamais et qui, pour la première fois, l’avait oublié, en songeant au péril de ses frères.

— Mon maître, mon maître ! s’écriait Pedralvi en s’arrachant les cheveux et en appelant Yézid à son secours ; comment sauverai-je ces malheureux que vous m’avez confiés ? et toi, Allah ! disait-il, au prix de mes jours, viens les délivrer ! Que moi seul je périsse !

Généreuse prière que n’entendit point le ciel. Un long cri d’effroi qui retentit en ce moment, sembla lui répondre et lui dire :

Tous doivent périr !..

L’inondation gagnait, et quelque vaste, quelque étendue que fût la caverne, l’eau tombant par torrents depuis plusieurs heures, sans relâche, sans interruption et surtout sans issue, montait déjà à plusieurs pieds.

Les femmes s’étaient réfugiées sur les rochers, sur les points culminants, sur les aspérités ou les saillies des parois qu’elles avaient pu atteindre. Les mères, élevant leurs enfants au-dessus de leurs têtes, cherchaient à les dérober au flot impitoyable qui s’élançait pour les saisir. Enfin une famille entière, soulevée par la vague, fut tout à coup emportée.

De là partait le cri d’effroi et de douleur que venait d’entendre Pedralvi. Il s’élança, parvint à saisir deux enfants, puis leur mère, les plaça sur un quartier de roc qui dominait encore l’abîme ; mais à l’instant d’autres victimes disparaissaient. Il courait à leur aide, il y courait, non plus en marchant, mais déjà à la nage, car tous avaient perdu pied, et dans ce nouveau déluge, hommes, femmes, enfants, troupeaux, confondus pêle-mêle, se débattaient pour mourir.

— Sauvez-moi ! sauvez-moi ! criait une pauvre fille à moitié mourante et qui disparaissait sous les vagues.

Pedralvi pensa à Juanita. Il plongea et ramena la jeune fille sans connaissance ; lui-même pouvait se soutenir à peine. Il regarda autour de lui et aperçut un large rocher en saillie, une espèce de promontoire qui s’avançait au-dessus des flots, et après des efforts prodigieux, inouïs, il parvint à y gravir, lui et son fardeau ; il s’empressa alors de donner quelques secours à la jeune fille.

Elle était morte !

Il poussa un rugissement de rage, et de ses poings fermés il menaçait le ciel, sourd à sa voix, quand un frémissement se fit entendre non loin de lui.

Il leva les yeux et vit sur ce rocher Sandoval, le grand inquisiteur, debout à ses côtés.

Par un mouvement involontaire, il chercha son poignard ; mais il s’arrêta, pensant à son serment. Puis, voyant les flots qui déjà s’élevaient à plus de vingt pieds, et qui, avant un quart d’heure, menaçaient de couvrir le rocher, leur dernier asile, il se dit avec satisfaction, en regardant Sandoval :

— Il n’y a rien à craindre, il ne peut pas échapper…

— Seigneur ! Seigneur ! murmurait l’inquisiteur en priant à mains jointes, ne me confondez pas avec ces hérétiques et sauvez-moi !

— Te sauver, s’écria Pedralvi d’une voix vibrante, toi, la cause de tous nos maux.

— Ah ! reprit le moine sans l’écouter et tout entier à son effroi, voici l’eau qui s’élève… Bonté du ciel ! que vais-je devenir ?

Cette fois, Pedralvi ne lui répondit pas ; mais il lui montra de la main les cadavres qui flottaient autour d’eux.

— Mourir ! mourir ainsi !

— Pas de ma main, du moins ; tu diras à ton Dieu que j’ai tenu mes serments.

— Mourir sans confession !

— Toi ! confesser tes crimes !… tu n’en aurais pas le temps, car avant une demi-heure le flot sera élevé au-dessus de nos têtes !

— Oui, l’eau monte et me soulève ! je me soutiens à peine sur ce roc glissant ! s’écria Sandoval… Puis il continua en se tordant les bras de désespoir : Il me faudra donc, mon Dieu, périr comme ces méchants, ces hérétiques, ces maudits !

— Et être damné comme eux ! ajouta Pedralvi avec un sourire de dédain.

À l’idée seule d’être confondu pour l’éternité avec ceux qu’il méprisait tant, Sandoval retrouva toute sa fierté, et jetant sur Pedralvi un regard foudroyant d’orgueil, il s’écria :

— J’espère que Dieu y réfléchira avant de damner un grand inquisiteur d’Espagne !

Le flot, qui s’élevait toujours, lui ferma la bouche et l’engloutit.

Pedralvi regarda alors autour de lui ; pas un cri, pas un gémissement ne se faisait plus entendre. Aucun bruit, que celui du torrent qui tombait sans cesse et qui maintenant tombait de moins haut, car à chaque instant les vagues s’élevaient et se rapprochaient de lui.

Cette vaste caverne, nommée depuis la grotte del Torrento (la grotte du Torrent), était pour Pedralvi plus affreuse que l’Océan et son immensité, car il ne pouvait nager ni faire un mouvement sans toucher le corps inanimé d’un ami, d’un frère. Lui seul était vivant ; lui seul était destiné encore à survivre au trépas de tous les siens !

L’eau, qui s’élevait sans cesse, n’était plus qu’à une douzaine de pieds de l’ouverture supérieure ; les va-