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piquillo alliaga.

— Pas encore. Cela seulement me prouve que nous avons à lutter contre de puissants ennemis dont il faut se hâter de déjouer les manœuvres.

Il se rendit à l’instant même au palais du roi.

Le comte d’Avila, qui, ce jour-là, était de service, était parent du duc de Lerma ; il parut étonné à la vue d’Alliaga.

— Je comprends, se dit celui-ci en lui-même, on me croyait déjà dans les prisons du saint-office.

Et sans faire attention au trouble de l’officier des gardes, il se présenta à la première porte qui conduisait aux appartements du roi.

Le comte d’Avila se plaça respectueusement devant lui, le salua et lui dit :

— Mon révérend, il m’est défendu de vous laisser entrer.

— Moi ! confesseur de Sa Majesté !

— Vous-même !

— Qui a donné cet ordre ?

— Le cardinal-duc.

En effet, et dans le cas où le confesseur du roi se rendrait directement au palais, le ministre avait pris d’avance ses précautions.

— Je respecte l’autorité de monseigneur le duc de Lerma, répondit Alliaga, mais j’en connais une supérieure à la sienne, c’est celle de Sa Majesté.

Et il lui montra la lettre qu’il tenait du roi.

Le comte d’Avila, placé entre le souverain qui régnait de droit et celui qui régnait de fait, se trouvait dans un embarras inexprimable. Quelque parti qu’il prit, il redoutait une disgrâce ; mais sachant, après tout, que la colère du favori était plus redoutable que celle du monarque, et connaissant l’importance que le duc de Lerma attachait à ne pas laisser pénétrer Alliaga près du roi, le comte d’Avila s’enhardit et balbutia ces mots :

— Mes ordres immédiats et directs me viennent du cardinal-duc ; je ne puis vous laisser entrer, mon père, qu’autant que le ministre lui-même aura changé ma consigne.

À cette fermeté inattendue et qui renversait tous ses projets, Alliaga tressaillit, mais cherchant à cacher son trouble, il répondit :

— Prenez-y garde, monsieur le comte, on ne désobéit pas impunément à son souverain. Un motif des plus graves m’appelle auprès de Sa Majesté, et si quelque malheur arrive, c’est vous qui en assumerez sur vous toute la responsabilité.

L’officier aux gardes hésita un instant, mais il comprit qu’il s’agissait d’une de ces occasions décisives à la cour, occasion de disgrâce ou de fortune éclatante, et comme, pour mille raisons, il avait confiance dans l’étoile du ministre tout-puissant, il protesta à haute voix de son zèle pour le duc, son parent et son protecteur, déclara qu’il lui était dévoué corps et âme, et qu’il ne le trahirait jamais.

Alliaga, ainsi repoussé aux yeux de tous les courtisans qui encombraient l’antichambre, sentit qu’il était perdu, que c’en était fait de lui et de son crédit s’il donnait à cet échec le temps de se répandre. Il sortit précipitamment, et cela lui fut d’autant plus facile que la foule s’écarta vivement de son passage, et que personne, pas même de ses meilleurs amis, ne l’arrêta un instant pour lui serrer la main.

Il se rendit aux anciens appartements de la reine, où il avait toujours conservé ses entrées ; appartements alors déserts et dont les domestiques avaient, presque tous, été placés par lui. La nouvelle de sa disgrâce n’était d’ailleurs pas connue, et chacun s’empressa de l’accueillir avec ce zèle affectueux et prévenant que rencontre partout la faveur.

— Dieu soit loué ! dit-il en franchissant le seuil de l’oratoire de Marguerite, où il avait demandé qu’on le laissât seul, rien n’est désespéré. Ô ma bienfaitrice, protége-nous encore !

Il traversa la chambre à coucher de la reine, s’élança par le passage secret qu’il connaissait si bien et qui conduisait dans la chambre et, de là, dans le cabinet du roi. C’est par ce corridor qu’il avait naguère sauvé Aïxa et l’avait préservée du déshonneur et de la mort. Cette fois encore il s’agissait de ses frères, dont l’avenir et l’existence maintenant dépendaient de lui seul et de sa faveur.

Jamais Alliaga n’avait êté aussi avide du pouvoir ni aussi désireux de s’en emparer.

Il arriva sans obstacle à la chambre du roi. Là se tenait le premier valet de chambre, M. de Latorre, toujours en place, toujours soldé par Sa Majesté ainsi que par la comtesse d’Altamira et par le duc d’Uzède, et dont le zèle, pour servir tant de monde à la fois, se multipliait comme ses appointements.

Il n’avait donc garde de laisser pénétrer dans le cabinet de son maitre le confesseur du roi, qui, dans les circonstances actuelles, lui était signalé par ses deux autres maitres comme l’homme le plus dangereux pour lui, attendu qu’il pouvait lui faire perdre son triple traitement.

M. de Latorre, sans prendre aucun ménagement, répondit brusquement qu’on n’entrait pas dans le cabinet de Sa Majesté, le roi étant triste, malade, et désirant être seul.

— Mais moi, son confesseur ?

— Raison de plus.

— S’il en est ainsi, j’entrerai.

— Le roi l’a défendu.

— Le roi l’a permis et vous commande de m’obéir… témoin cet ordre de sa main. Lisez… Savez-vous lire ?

— Non, mon révérend, répondit effrontément M. de Latorre, qui comprit qu’en ce moment l’instruction devait le perdre et l’ignorance faire sa fortune. Je ne sais pas lire !.. pas plus que mon grand-père, qui était bon gentilhomme, mais je sais observer ma consigne, continua-t-il en se posant fièrement devant la porte, et je vous déclare qu’on n’entrera dans le cabinet du roi que de vive force.

Il prononça ces derniers mots avec un air de bravoure qui voulait dire :

— Et je suis plus fort que vous !

Piquillo, qui avait eu un moment d’espoir, voyait encore tous ses projets renversés par un nouvel obstacle aussi impossible à prévoir qu’à franchir. Le confesseur du roi ne pouvait pas lutter contre un valet de chambre, surtout d’une taille aussi supérieure et d’une encolure aussi avantageuse que celle de M. de Latorre.