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piquillo alliaga.

glots et en essuyant ses larmes ; c’est trop vous occuper de ma douleur, sire ; pour m’empêcher d’y penser, parlons de la vôtre, parlons des autres chagrins qui tourmentent Votre Majesté. Ils sont donc bien grands ?

— Plus que je ne peux te dire ! le cardinal-duc, qui me vient voir tous les matins, est arrivé l’autre jour, la figure toute bouleversée, m’annoncer que Dieu était irrité contre nous, que tous les fléaux allaient accabler l’Espagne, et qu’enfin le grand inquisiteur, son frère Bernard y Royas de Sandoval, était tombé entre les mains des Maures.

— Je le savais, dit froidement Alliaga.

— Et ce n’est rien encore ! Hier matin, il est revenu m’annoncer une nouvelle manifestation de la colère céleste : le grand inquisiteur avait été massacré par les infidèles.

— Ce n’est pas possible, sire.

— Son corps avait été jeté du haut des rochers dans le camp même de don Augustin de Mexia. C’est horrible ! n’est-ce pas ?

— Oui… oui… j’en conviens, balbutia Alliaga. Et il se dit à lui-même en frissonnant :

— Pedralvi a manqué à sa promesse ; je ne l’aurais jamais cru.

Puis s’adressant au roi :

— Que voulez-vous, sire, des gens qu’on a réduits au désespoir sont capables de tout. Ce n’est point par des massacres, c’est par la clémence qu’il eût fallu d’abord les réduire.

— Tu crois ?

— J’en suis persuadé.

— Et le cardinal-duc m’a soutenu qu’il fallait redoubler de rigueurs. Il a envoyé à don Augustin de Mexia l’ordre de ne point faire de grâce aux hérétiques. En même temps, et pour choisir, disait-il, un digne vengeur de son frère, il m’a fait donner la place de grand inquisiteur…

— À qui donc ?

— À Ribeira, l’archevêque de Valence.

— Ô ciel ! et Votre Majesté a signé ?

— Vraiment oui, et la nomination est partie le jour même pour Valence, où le saint prélat est en ce moment.

— Mais ce saint prélat est encore plus rigide, plus impitoyable que celui auquel il succède ; c’est notre ennemi mortel… je veux dire celui des Maures. Il a juré leur extinction totale, et si Aïxa nous était rendue…

— Eh bien ? dit le roi avec joie.

— Eh bien ! vous trouveriez en lui le plus grand obstacle à vos desseins.

— C’est vrai !.. c’est vrai !.. s’écria le monarque avec effroi ; mais tu n’étais pas là ; pas un conseil, pas un ami à qui je puisse me fier. Ceux à qui je m’adresse ne sont pas même d’accord entre eux ; et puis si tu savais, si j’osais te l’avouer…

Saisi alors d’un élan de courage, le roi s’écria :

— Eh bien ! oui, tu sauras tout ; pourquoi te le cacherais-je, à toi, qui es mon seul et mon meilleur ami… Ce cardinal-duc que je vois ici tous les jours…

— Vous est odieux… insupportable… je le sais, sire.

— Bien plus encore, sa présence me cause une répugnance et un effroi mortels.

Puis baissant la voix, il ajouta :

— J’en ai peur !

— Vous, sire ! s’écria Alliaga, vous ! avoir peur de votre ministre !

— Oui ! oui ! continua le roi à voix basse, je ne l’avoue qu’à toi ; c’est lui qui a empoisonné la reine ! je le sais, j’en suis sûr !

— Qui l’a dit à Votre Majesté ?

— Des gens dont le témoignage est terrible, accablant, et ne peut être révoqué en doute.

— Mais qui, encore ?

— D’abord… autrefois… il y a déjà quelques mois, le père Jérôme me l’a attesté ici même sur l’Évangile.

— Lui !.. se dit Alliaga avec indignation, en froissant sous sa robe le papier écrit et signé par le père Jérôme et Escobar, et dans lequel ceux-ci signalaient le duc d’Uzède et la comtesse d’Altamira comme les auteurs de ce crime ; mais modérant son trouble, il leva les yeux vers le roi et écouta tranquillement.

— Et puis, continua le monarque, il m’est aisé de voir que je ne suis pas seul à savoir que le cardinal-duc est coupable, que d’autres connaissent cet horrible mystère, et s’ils ne me le disent pas formellement, ils ne peuvent du moins le nier, et ici, le soir, bien des fois, ils m’en ont fait presque l’aveu.

— Et qui donc ?

— La comtesse d’Altamira et le duc d’Uzède.

Piquillo poussa un cri d’horreur.

— Oui, oui, dit le monarque, en se méprenant sur son indignation, son fils, son fils lui-même n’ose pas dire le contraire. Mais seulement lui et la comtesse m’engagent, m’exhortent tous les soirs à prendre un parti. Ils me supplient, dans mon intérêt même, de ne pas laisser le cardinal-duc au pouvoir. La comtesse surtout m’a prouvé combien il serait avantageux pour moi de le remplacer par son fils le duc d’Uzède. Moi, franchement, je le voudrais, poursuivit le roi avec bonhomie ; d’abord, je l’ai toujours aimé, et puis celui-là je n’ai pas peur de lui ! Ensuite cela ferait moins d’éclat, moins de révolution, cela ne sortirait pas de la famille. Mais comment prendre une résolution pareille ? comment se passer du duc de Lerma, qui, depuis plus de seize ans, mène tout, conduit tout ? Qu’est-ce que cela deviendrait sans lui ? et où irions-nous ?

— On irait autrement, sire, et on irait mieux.

— Crois-tu ? demanda le roi, horriblement indécis. Mais ce n’est pas le seul embarras où je me trouve. Le duc d’Uzède me demande tous les jours le renvoi de son père, et le duc de Lerma, depuis avant-hier, me demande formellement l’exil de son fils… Oui, oui, il s’agit de l’exil ou de la prison. Il reviendra encore à la charge aujourd’hui. Je ne peux pas toujours refuser comme je le fais depuis deux jours ; il faut prendre un parti, il faut se prononcer entre eux… et ce n’est pas tout encore, poursuivit le roi avec un tressaillement nerveux dont il n’était pas le maître, j’ai reçu un avis… un avis secret d’une écriture que j’ai déjà vue plusieurs fois, un avis que j’ai trouvé comme toujours, là, sur mon bureau, et dans lequel on m’annonce que la main qui a immolé la reine est levée sur moi et menace mes jours !