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piquillo alliaga.

conservant la faveur royale, lui aurait d’abord témoigné peut-être quelque reconnaissance du pouvoir qu’il lui aurait dû. Mais la reconnaissance du duc de Lerma (Alliaga le savait par expérience) n’était pas de longue durée, et tant qu’il resterait en place, il n’y avait aucun espoir pour Piquillo d’atteindre son unique but et de voir son rêve se réaliser. Le duc de Lerma, qui avait pendant si longtemps combattu pour obtenir l’expulsion des Maures, ne pourrait vouloir leur rappel, et ne travaillerait jamais franchement à la révocation d’un édit qui était son ouvrage.

Le duc d’Uzède, au contraire, n’y avait pris aucune part, et sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres, il n’avait aucune idée arrêtée. Uzède, nommé par Alliaga, resterait constamment dans sa dépendance, car Alliaga avait toujours les moyens de le perdre avec la déclaration du père Jérôme et d’Escobar, attestant sa complicité dans l’empoisonnement de la reine. D’Uzède aussi pouvait être ingrat, mais il aurait toujours peur, et si dans un cœur tel que le sien la reconnaissance était fugitive, la crainte ne l’était pas. Grâce à ce sentiment, Alliaga devait toujours commander et d’Uzède toujours obéir. Le nommer ministre était donc se nommer lui-même, et frappé de l’immense avantage qui devait en résulter pour lui et surtout pour les siens, Piquillo n’hésita plus, son choix fut fait.

— Sire, lui dit-il, je suis prêt à répondre à l’honneur que me fait Votre Majesté ; mais si elle approuve le parti que je vais lui proposer, je demande que cette résolution soit exécutée, non pas demain, mais aujourd’hui, sur-le-champ, à l’instant même.

— Soit ! dit le roi, un peu ému déjà de l’idée de se décider aussi vite.

— Eh bien ! et puisque Votre Majesté est assise devant son bureau, je la prie de vouloir bien écrire les mots suivants.

Le roi avait déjà pris la plume et écoutait avec une curiosité inquiète. Alliaga continua :

« Monsieur le cardinal-duc sortira aujourd’hui même de Madrid et se retirera dans tel lieu qu’il lui plaira de choisir.

moi, le roi[1]. »

— Que cela ? dit le monarque étonné.

— Pas davantage, sire ! Votre Majesté n’aura pas même besoin de revoir M. le duc ; il comprendra.

— Je n’aurais jamais cru, dit le roi, que ce fût aussi facile.

Et il respira avec satisfaction, comme un prisonnier qui hume le grand air après une longue captivité.

— Mais, reprit-il gaiement, et le duc d’Uzède ?

— Puisque Votre Majesté tient la plume, elle n’a qu’à continuer :

« Monsieur le duc d’Uzède prendra dès ce jour le titre de premier ministre, et en exercera les fonctions.

moi, le roi. »

Si Votre Majesté veut maintenant me confier ces deux ordonnances, je me charge du reste.

— Volontiers, s’écria le monarque.

En ce moment l’officier de service, le comte d’Avila, parut à la porte du cabinet, et resta frappé de surprise en voyant Alliaga qu’il venait de renvoyer. Son air étonné semblait dire :

— Par où est-il entré ?

Se remettant cependant, il annonça en balbutiant que monseigneur le cardinal-duc demandait à présenter ses hommages à Sa Majesté.

Le roi pâlit, et son émotion fut si grande, que sa main, qui tenait encore les deux ordonnances, trembla convulsivement.

— C’est vrai, dit-il à demi-voix à Alliaga ; c’est l’heure à laquelle il vient d’ordinaire ; mais je ne veux pas le voir, je ne le veux pas !

— Votre Majesté en est la maîtresse. Elle peut se retirer dans ses appartements, je recevrai le duc.

Le roi, soulagé d’un second fardeau, remercia son conseiller par un regard de reconnaissance, et ajouta :

— Que vais-je faire pendant ce temps ?

— Votre Majesté n’est pas sortie depuis plusieurs semaines, le grand air ne peut que lui faire du bien, et je l’engagerais à aller à la chasse.

— J’y pensais, dit le roi.

Il sonna, donna ordre que l’on préparât ses équipages et se retira dans sa chambre à coucher au moment où entrait le cardinal-duc.

Il parut, le regard fier, la tête haute et environnée de cette auréole d’insolence qu’on nomme la faveur. Il resta stupéfait en apercevant Alliaga ; mais il fit signe de la main à d’Avila de se retirer.

— Vous ici, seigneur Piquillo ? dit-il d’un air dédaigneux.

— Moi-même, monseigneur.

Soit distraction, soit à dessein, le duc se jeta dans le fauteuil du roi, pendant qu’Alliaga se tenait modestement assis sur un humble pliant.

— Je ne pensais pas, dit le duc avec majesté, vous rencontrer ici.

— Je le crois, monseigneur, vous vous étiez arrangé pour que je fusse ailleurs : Votre Éminence avait défendu de me laisser entrer au palais, et votre frère avait donné ordre de me jeter dans les prisons de l’inquisition.

— Eh mais, répondit le duc d’un air d’ironie, c’est une idée qui n’était pas si mauvaise et qui peut encore se réaliser. Où est le roi ?

— Le roi, dit froidement Alliaga, vient de partir pour la chasse, et m’a chargé de vous recevoir.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le duc avec un peu d’émotion.

— Je vais vous l’expliquer, monseigneur. Vous rappelez-vous le jour où, malgré la foi jurée, malgré la parole de ministre et de gentilhomme que vous aviez donnée à un vieillard, à Delascar d’Albérique, qui venait vous apporter la rançon de ses frères…

— Eh bien ! monsieur… interrompit le duc avec impatience.

— Ce jour où vous veniez de faire signer au roi un édit qui proscrivait deux millions de ses sujets et en-

  1. Le roi enjoignit à son ministre en termes exprès, dans un billet écrit de sa propre main, de sortir de Madrid, avec pleine et entière liberté de se retirer en tel lieu qu’il lui plairait de choisir, pour y jouir en paix des effets de ses anciennes bontés.
    (Watson, 2e vol., liv. vi, page 303.)