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piquillo alliaga.

toujours en arabe à son cheval, c’est une race que tu n’aimes pas, un mendiant espagnol ; puis s’adressant à Piquillo en pur castillan : Il est bien tard pour demander l’aumône, lui dit-il froidement. Si tes compagnons sont cachés dans ce bois, dis-leur que, le matin, j’ai de l’or pour ceux qui en demandent… mais qu’à cette heure-ci… je n’ai que du fer. Et portant la main à son sabre, il ajouta avec fierté : Va-t’en ! pendant que son vieux domestique, s’approchant de lui, couchait en joue Piquillo avec un tromblon dont le vaste canon contenait au moins une demi-douzaine de balles.

Juanita effrayée s’élança, s’écriant en arabe.

— Ami ! ami ! et enfant du même Dieu !

À ces mots, le jeune homme sauta à bas de son cheval, qu’il confia à son domestique. Il courut à Piquillo, encore à genoux au milieu du carrefour, et lui tendant la main, il lui dit dans la langue de leurs pères :

— Me voici, frère ; que me veux-tu ?

Et il l’embrassa.

Juanita lui raconta alors en peu de mots les dangers auxquels ils venaient d’échapper, grâce à Piquillo. Pendant ce temps, le jeune Maure regardait avec attention et en silence ; puis, frappant sur l’épaule de Piquillo, il lui dit avec un son de voix qui lui alla au cœur :

— C’est bien, mon enfant, continue, tu deviendras un honnête homme.

Piquillo tressaillit de joie. C’était la première fois qu’on lui disait : Courage ! c’est bien.

Il regarda le jeune homme avec reconnaissance.

— Ah ! si l’on m’avait toujours parlé ainsi ! s’écria-t-il. Mais quand vous n’y serez plus, que deviendra le malheureux mendiant ?

— Tu ne seras plus mendiant… Ce sont les Espagnols qui mendient ! Mais toi, continua-t-il, en écrivant quelques mots sur des tablettes qu’il lui donna, tu viendras me trouver là où je te l’indique, et tu apprendras de nous à travailler pour continuer à être honnête homme ; mais avant tout, et pour faire le voyage, tiens, frère, prends cette bourse et compte sur moi.

Piquillo, attendri, lui baisa les mains, et le jeune Maure, se tournant vers Juanita :

— Quant à toi, mon enfant, il faut que je te sorte de cette forêt, ainsi que ton oncle le barbier. Une affaire importante m’appelle. On m’attend. Mais n’importe ! je vous mènerai jusqu’au premier endroit habité, et de là nous trouverons les moyens de vous faire conduire où vous voudrez. Le seigneur Gongarello peut-il se soutenir sur ses jambes ?… Oui, il me semble qu’il se réveille, et qu’il nous comprend. Hassan, dit-il à son domestique, tu t’en chargeras. Place-le sur ton cheval. Pour peu qu’il ait seulement assez de force pour se tenir contre toi, Akbar vous portera bien tous les deux, j’en réponds, et si doucement, qu’Aben-Abou, notre frère, pourra, s’il le veut continuer son sommeil.

— Non, grâce au ciel ! cela commence à se dissiper, s’écria le barbier, qui, quoique dormant à moitié, avait entendu à peu près toute la conversation. J’ai cru, il y a deux heures, mourir de sommeil, ce qui était fort heureux, car sans cela je serais mort de peur ; mais maintenant, et en si bonne compagnie, je ne crains plus rien, et, par Mahomet ! continua-t-il avec satisfaction, heureux de pouvoir employer en ce moment en plein air, une formule proscrite, dont sa prudence habituelle l’empêchait de se servir ; par Mahomet ! je serai sur votre cheval aussi bien que sur la jument du Prophète ! Il ne s’aviserait pas de jeter par terre un compatriote, n’est-ce pas ? lui dit-il en langage maure, en le caressant de la main ; tu es trop bon Arabe pour cela.

Le cheval se prit à hennir, et le barbier, persuadé qu’il l’avait compris, n’eut plus aucune frayeur.

— Quant à Juanita, continua le jeune homme, il faut bien qu’elle me permette de la placer devant moi, en travers de mon cheval ; je lui jure qu’elle n’à rien à craindre ; elle est si légère que Kaled ne s’apercevra pas de ce surcroit de fardeau, Pour vous, dit-il à Piquillo, il nous est impossible de vous emmener ; mais bientôt le jour va paraître : vous pourrez, sans danger, sortir du bois. N’oubliez pas ce que vous recommandent ces tablettes. Dans huit jours je vous attends. Adieu, adieu, frère.

Il accompagna ces derniers mots d’un salut si élégant et d’un sourire si gracieux, que Piquillo se sentait tout ému, et d’avance se vouait corps et âme au jeune étranger.

Celui-ci, lâchant la bride à son cheval, qui piaffait d’impatience, disparut en un instant.

Il fut suivi par Hassan, portant Gongarello en croupe.

Le barbier ne parlait plus ; mais, soit frayeur, soit reconnaissance, il serrait vivement dans ses bras son compagnon de voyage.

Piquillo seul, resté au milieu de la forêt, suivait toujours des yeux l’inconnu qui venait de disparaitre, et dont le son de voix, dont les paroles retentissaient encore à son oreille !…

Après une heure de marche, Yézid, Juanita et Gongarello étaient arrivés sans accident au village d’Arnedo. Quoiqu’on fût encore au milieu de la nuit, le jeune Maure et son vieux serviteur Hassan, que des soins plus chers réclamaient ailleurs, continuaient leur route, et le barbier et sa nièce, laissés par eux à la porte d’une posada, frappaient à grands coups pour se faire ouvrir. Gongarello, qui ne dormait plus, réveillait tout le monde, et, pendant que l’hôtelier et ses gens se mettaient aux fenêtres, pendant que le barbier, avant même d’être entré, racontait déjà son histoire, et les périls auxquels ils venaient d’échapper, un bruit d’hommes et de chevaux se faisait entendre dans la rue : c’était une compagnie du régiment de la Reine qui se rendait à Madrid pour les fêtes, et qui faisait route la nuit pour éviter la grande chaleur du jour.

Dans une pareille marche, les strictes règles de la discipline militaire n’étaient pas rigoureusement observées. Les soldats causaient entre eux, laissant tomber négligemment la bride sur le cou de leurs chevaux, qui en profitaient pour conduire à leur tour leurs cavaliers et marcher à leur guise. Les officiers riaient, parlaient de leurs dernières garnisons, c’est-à-