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piquillo alliaga.

— J’attendrai que ces murailles s’écroulent sur moi. Je reste.

— Et moi aussi, dit Carmen en se rapprochant de sa sœur.

Ni les prières d’Aïxa ni les larmes de ses religieuses ne purent la faire changer de résolution.

En vain l’incendie commença à siffler avec violence, en vain des masses de flammes et de fumée passèrent en tourbillonnant devant leurs croisées, Carmen repoussa sa sœur qui se jetait à ses genoux et répéta :

— Je reste.

Les deux ailes du couvent s’écroulèrent, des gerbes de feu s’élancèrent vers le ciel ; toutes les nonnes, épouvantées, sortirent de la cellule de l’abbesse, descendirent le large escalier de pierre, dont les marches étaient déjà brûlantes, et s’élancèrent dans la cour, qui était libre encore.

Carmen resta ; elle resta seule avec sa sœur, et s’approcha d’elle les yeux rayonnants de joie.

Aïxa était pâle ; elle tremblait, mais non pour elle.

— Qu’as-tu fait, insensée ? lui dit-elle. Ne t’expose pas plus longtemps à cet affreux supplice, à ces douleurs atroces. Il en est temps encore, va-t’en ! Je t’en supplie, par notre tendresse, par don Juan d’Aguilar, ton père, que je vais retrouver, et qui m’attend près du mien. Ma Carmen, ma sœur bien-aimée, laisse-moi périr seule. J’ai du courage, tes souffrances me l’ôteraient. Laisse-moi ! laisse-moi… je ne crains pas la mort.

— Et moi je la désire ! s’écria Carmen. Oui, oui ! poursuivit-elle avec exaltation, mieux vaut le supplice d’un instant que le long supplice du cloître, tourments d’une vie entière, existence de douleurs, de larmes et de regrets !

— Que dis-tu ! s’écria Aïxa étonnée.

— Vois-tu, ma sœur, répondit Carmen avec joie, vois-tu la flamme qui s’avance et qui va m’atteindre ? Ta main, ma sœur, ta main, pose-la sur ce cœur qui bientôt ne souffrira plus.

— Toi, des souffrances ! Et lesquelles ? Achève… dis-moi tout.

— Oui, s’écria Carmen en se jetant dans les bras d’Aïxa, on peut tout se dire, quand on va mourir. Par ces flammes qui nous entourent, par ce Dieu qui m’entend et va me recevoir, j’ai fait tous mes efforts pour l’oublier… je n’ai pas pu, je te le jure !

— Ô ciel ! tu l’aimais ?

— Toujours !

— Et tu as voulu y renoncer ?

— Parce qu’il t’aimait, parce que je préférais votre bonheur au mien.

— Toi, Carmen, t’immoler pour moi !

— Tu m’en avais donné l’exemple ! Mais j’en serais morte de douleur, je le sens ; je serais morte, et loin de toi ! Que béni soit le ciel qui me permet de t’embrasser encore et de t’adresser mon dernier adieu !

En ce moment, tout un pan de muraille s’écroula du côté de la cour.

Les deux jeunes filles s’élancèrent dans les bras l’une de l’autre, disant à la vie un éternel adieu, et par un mouvement involontaire, leurs lèvres murmurèrent à la fois le nom de Fernand.

Un espoir leur restait cependant encore. De la cellule de l’abbesse, qui était située au second étage, on descendait jusque dans la cour du couvent par un escalier de pierre, lequel était demeuré debout. Mais elles ne songeaient point à profiter de ce dernier moyen de salut, qui bientôt leur fut ravi, car au bout de quelques instants l’escalier tomba avec fracas, et les deux jeunes filles restèrent seules au milieu des flammes dans la cellule, qui, ouverte et comme suspendue en l’air, allait bientôt s’écrouler elle-même.

À genoux et les bras étendus vers le ciel, elles priaient toutes les deux, mais elles priaient l’une pour l’autre.

— Dieu de mes pères, puissant Allah !

— Ô Vierge Marie ! à Jésus ! disait Carmen.

— Toi le Dieu véritable !

— Toi le vrai Dieu !

— Ouvre tes bras à ma sœur !

— Reçois Aïxa dans ton sein !

Une pluie de feu tombait dans la cour, les pierres se détachaient et les poutres craquaient de tous les côtés ; la multitude attentive faisait maintenant silence, comme pour ne rien perdre de ce terrible spectacle, et chacun calculait déjà d’avance l’instant où la cellule allait disparaître dans les flammes.

En ce moment suprême, des deux extrémités de la foule deux hommes, qui sans doute ne s’étaient pas entendus et qui peut-être ne se connaissaient pas, s’élancèrent vers le dernier foyer de l’incendie. À voir son chapeau galonné et orné de plumes, son riche manteau brodé et l’épée attachée à son ceinturon : l’un devait être un officier et un grand seigneur, l’autre n’était qu’un pauvre moine.

Le premier avait couru dans une maison voisine et s’était emparé d’une échelle ; le moine n’avait pensé à rien qu’à s’approcher des deux jeunes filles, à les secourir s’il le pouvait, ou à mourir avec elles. Tous les deux, du reste, s’avançaient avec une égale intrépidité sous les éclats enflammés qui souvent atteignaient leurs vêtements, mais n’arrêtaient point leur marche. Les yeux fixés sur un seul point, ils semblaient compter pour rien leur propre danger.

Le jeune officier, arrivé au pied de la muraille prête à s’écrouler, cherchait vainement à y appuyer son échelle et à la consolider d’en bas. Les décombres et les débris ne le permettaient pas. De l’autre côté, une poutre, qui seule était restée au milieu du bâtiment incendié, joignait encore la cellule de l’abbesse à un pan de muraille à moitié détruit.

Le moine s’élança sur cette muraille, gravit jusqu’à la hauteur de la poutre, et, sans hésiter un instant, sans jeter même un regard sur ce pont étroit et enflammé, qui déjà craquait sous ses pas, il s’avança aussi tranquillement que s’il marchait sur les dalles d’une église.

Sa tête était nue, et la toiture en feu menaçait de l’écraser ; il ne s’en inquiétait guère, il marchait toujours.

Ses pieds et ses mains étaient brûlés, il ne le sentait point, car il avançait, car il n’était plus qu’à deux pas de cette jeune fille vêtue de blanc qui priait à genoux.