Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/379

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
373
piquillo alliaga.

— Du tout. Vrai vin de Pampelune, vin de treille ; cette belle treille en berceau que vous avez dans votre jardin, et sous laquelle on vous surprit un soir avec Giuseppa, votre voisine.

L’hôtelier, de plus en plus interdit, voulut balbutier quelques mots que Pedralvi ne lui laissa pas achever ; il déboucha une autre bouteille en disant :

— Voyons celui-ci.

— C’est du val-de-penas, murmura l’aubergiste.

— Fabriqué à Pampelune, répondit son convive. Seulement, nous y avons mis du sureau qui croît sur la montagne Saint-Christophe, pour le colorer un peu.

— Mais, seigneur cavalier…

— C’est ainsi que vous le faites.

— Je vous atteste par la Vierge et les saints que jamais, au grand jamais…

— J’en ai fait avec vous, continua froidement Pedralvi.

L’hôtelier le regarda alors d’un air inquiet et effrayé, et le jeune homme s’écria en riant :

— Eh quoi ! seigneur Ginès de Hila, vous ne reconnaissez pas un ancien serviteur, un ancien ami qui s’est élevé dans vos cuisines ?.. Pedralvi !

— Le petit Pedralvi, s’écria l’hôtelier, qui revient grand seigneur !

— Le tout est de bien commencer.

— Mariquita, apporte-nous une bouteille de vin de xérès de la frontera de ma petite armoire.

— J’allais vous en demander. Je vois que c’est toujours là le bon endroit, et cette bouteille-là ne saurait arriver plus à propos, dit Pedralvi en la débouchant, car il s’agit ici de boire à notre amitié et à nos fueros. Vive l’amitié !

L’hôtelier trinqua avec empressement.

Vivent nos fueros !… les fueros de Navarre !

L’hôtelier ne dit mot et se contenta de boire en silence.

— Eh quoi ! mon maître, vous autrefois si beau et si entraînant au milieu de l’émeute ; vous qui avez travaillé avec tant d’ardeur à la défense de nos droits et priviléges, les verrez-vous attaquer avec indifférence, et n’êtes-vous plus prêt à vous lever, vous et vos gens, pour les maintenir ?

— Non, dit froidement le maitre du Soleil-d’Or, je n’ai point oublié cette émeute qui eut un si grand succès,

— Et vous craignez cette fois d’échouer ? répliqua Pedralvi.

— Je craindrais de réussir. C’est assez de triomphe comme cela. Je me rappelle les jours et les nuits qu’il m’a fallu passer à porter la hallebarde.

— Qu’importe ! vous avez maintenu vos droits.

— Ce maintien-là m’a coûté cher. Je me souviens encore de l’état dans lequel j’ai trouvé ma maison à mon retour. J’aurais eu vingt soldats du roi à loger, et l’ordonnance ne m’en donnait qu’un seul jamais on n’aurait vu un pareil pillage. Imaginez-vous…

— Je le sais, dit Pedralvi, j’y étais.

— Et vous voulez que je me remette encore dans les révolutions ! À d’autres, seigneur Pedralvi ! Quand je n’avais rien, j’étais pour le changement ; aujourd’hui que j’ai fait fortune, je suis pour l’ordre, le gouvernement et monseigneur l’archevêque.

— Mais vos libertés ?

— On y tient quand on n’a que ça ; mais je suis, grâce au ciel, assez riche pour m’en passer. C’est ce que nous disions ce matin avec mon compère et voisin Truxillo le tailleur, chez qui je déjeunais, et qui m’a donné une olla podrida délicieuse.

— Le seigneur Truxillo a donc fait aussi fortune ?

— Comme tous les tailleurs qui sont honnêtes ! Une immense fortune. Il est devenu fabricant de draps et a une centaine d’ouvriers.

— Et il partage vos principes ?

— Nous avons bu ensemble à la santé de monseigneur Ribeira, le saint inquisiteur.

Pedralvi ne put obtenir autre chose de son ancien patron. Il rapporta cette conversation à Alliaga et alla s’adresser à d’autres bourgeois qui eussent leur fortune à faire. Il en trouva beaucoup.

Le lendemain Ginès de Hila et son compère Truxillo reçurent de l’inquisition une condamnation à dix réaux d’amende, au profit des couvents et hospices de la ville, pour avoir mangé, l’un et l’autre, une olla podrida un saint jour de vendredi. Cette ordonnance portait la signature de don Juan de Ribeira, le grand inquisiteur.

Les deux compères, peu édifiés cette fois du pieux rigorisme et de la sainteté de l’archevêque, ne craignirent pas d’en témoigner à voix haute leur mécontentement ; et le soir même un ordre leur arriva venant du saint-office, qui leur prescrivait de fermer, l’un ses ateliers, et l’autre son hôtellerie pendant trois jours, vu les propos scandaleux et impies qu’ils avaient osé tenir sur Son Excellence don Juan de Ribeira, le flambeau de la foi et la lumière de la sainte inquisition.

Pour cette fois il fut impossible à l’hôtelier et à son voisin de ne pas joindre leur indignation à celle de la ville entière, et de ne pas déclamer, comme tout le monde, contre le pouvoir arbitraire et abusif que s’arrogeait l’archevêque de Valence. Il fallait absolument s’y opposer et y mettre un terme ; non-seulement défendre ses libertés, mais en exiger de plus grandes encore, et notamment une loi spéciale contre la fermeture des boutiques. Telles étaient les plaintes chaleureuses exhalées par les deux voisins, au milieu des groupes déjà disposés à la révolte.

De plus, les ateliers du tailleur fermés pendant trois jours jetaient sur le pavé de Pampelune une centaine d’ouvriers que Truxillo ne payait plus, et qui n’avaient rien à faire qu’à parcourir les rues et à grossir les rangs des mécontents. Il en était de même des nombreuses pratiques du Soleil-d’Or, qui ne pouvant s’établir et causer, suivant leur usage, dans les salles de l’hôtellerie, se promenaient ou formaient des groupes et faisaient leurs réflexions en plein air.

Le résultat était facile à prévoir. Le premier des trois jours qui précédaient le supplice, le peuple s’était contenté de murmurer, de se rassembler et de crier sous les fenêtres de l’inquisition :

— Vivent les fueros !

Le soir, l’agitation avait augmenté. Les groupes étaient devenus plus nombreux, plus compacts, plus