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piquillo alliaga.

libre ; ne nous forcez pas à nous défendre contre vous.

Ces paroles, qui auraient peut-être désarmé les premiers assaillants, n’étaient point entendues de ceux qui étaient plus loin derrière eux, gens de sac et de corde, qui ne demandaient que sang et pillage. C’étaient les compagnons de Juan-Baptista ; ils excitaient et secondaient la fureur du peuple ; aussi, malgré sa vaillance et celle de ses compagnons, Fernand d’Albayda allait être indubitablement massacré par la multitude, lui et ceux qu’il voulait défendre.

C’est en ce moment qu’Alliaga arriva au palais de l’inquisition. Du haut des marches du portique principal, il embrassa la place tout entière et vit l’étendue du danger. Quelques membres et familiers du saint-office l’avaient accompagné, poursuivis par le peuple. Pedralvi et ses compagnons venaient de le rejoindre.

Il leur montra du doigt les furieux qui entouraient Fernand d’Albayda, et leur dit :

— C’est là qu’il faut mourir ! marchons !

Mais déjà Pedralvi avait reconnu de loin, à la plume rouge de son chapeau, l’ami de Juan-Baptista, le lieutenant Barbastro, avec qui il avait traité la veille au soir aux gorges de Savora ; il en conclut sans peine que ceux qui l’entouraient étaient ses compagnons. Il fendit la foule et dit à l’oreille du bandit :

— Que faites-vous, lieutenant ! à quoi vous amusez-vous là ! On transporte Juan-Baptista dans la prison de l’hôtel de ville. Vous pourrez le délivrer encore en prenant par la grande rue de la Taconnera. Courez vite !

Quelques minutes après, Barbastro et son escorte avaient quitté la place de l’Inquisition, enlevant ainsi au peuple son principal allié et à Fernand d’Albayda ses adversaires les plus redoutables.

Au même moment, une masse d’alguazils et de familiers du saint-office arrivaient en déroute de toutes les rues environnantes, cherchant un refuge naturel dans le palais du saint-office.

— Lâches que vous êtes ! leur cria Alliaga ; indignes soldats de la foi ! vous fuyez la hallebarde à la main ! Où est le grand inquisiteur, votre chef ?

— Blessé, peut-être mort ! répondirent-ils en faisant le signe de la croix.

— Et vous l’abandonnez, ainsi que la bannière de Saint-Dominique, ainsi que les prisonniers que vous deviez défendre et qu’on va massacrer à vos yeux ! Allons, aurez-vous du moins le courage de me suivre ?

Et il s’élança à leur tête au secours de don Fernand et de ses amis.

La foule qui remplissait la place, composée de bourgeois, presque sans armes, abandonnée par Barbastro et ses compagnons, repoussée vivement par Fernand, attaquée avec vigueur par Alliaga et les siens, regardait déjà de quel côté la retraite serait le plus facile, lorsqu’elle fut totalement démoralisée par un cri terrible, le cri de Sauve qui peut ! que Pedralvi répéta dans les rangs. Une partie se précipita du côté de la Taconnera, tandis que l’autre moitié remontait la place et faisait bonne contenance, attendant des rues adjacentes des renforts qui lui arrivaient à chaque instant.

La milice du saint-office se dirigea alors vers les prisonniers, que d’Albayda voulait également défendre contre eux. À la vue d’Alliaga, il s’arrêta, et celui-ci lui dit vivement à voix basse :

— La retraite est pour vous impossible : vous ne pourriez jamais sortir de la ville avec Aïxa et Yézid, et moi je réponds d’eux maintenant, remettez-les-moi.

À l’instant même, et leur serrant la main, il se mit à côté d’eux, au milieu de ses soldats, en robe noire, remonta la place de l’Inquisition, gravit les degrés du portique au moment où le peuple revenait en foule, assura la retraite de ses troupes et de ses prisonniers, et rentra le dernier dans le palais, dont les portes de fer retombèrent sur lui.

Environné de tous les membres du saint-office, Alliaga ne pouvait se jeter dans les bras d’Yézid et d’Aïxa. Il donna ordre au frère Acalpuco, qui faisait partie de cette retraite, de conduire les prisonniers dans une chambre qu’il lui indiqua. Puis, se retournant vers les principaux membres et les familiers du saint-office, qui après de semblables fatigues croyaient pouvoir se reposer.

— Nous ne laisserons point le grand-inquisiteur et la bannière de Saint-Dominique au pouvoir du peuple, ce serait pour nos ennemis trop de gloire et pour nous trop de honte.

— Que voulez-vous faire ? lui dirent ses collègues.

— On m’accusait dernièrement, répondit-il, d’abandonner les droits de l’inquisition, je prouverai que personne plus que moi ne tient à défendre son honneur et sa dignité.

À l’instant même, et suivi de toute la milice du saint-office, il sortit par la porte secrète, celle des jardins, que nous connaissons déjà, et par une marche adroite dans des rues détournées et alors presque désertes, il se porta rapidement sur le champ de bataille à l’endroit où le prélat était tombé sous un poignard inconnu.

La foule du peuple qui était restée auprès de lui, inoffensive et lui portant des secours, s’enfuit effrayée à l’aspect de ce déploiement de forces inattendues ; chacun des curieux s’empressa de disparaître, sans même retourner la tête, craignant qu’on ne l’accusât d’avoir été auteur, complice ou même témoin d’un crime aussi grand.

On transporta sur un brancard emprunté au seigneur Terceiro, tapissier voisin, don Juan de Ribeira, qui venait de reprendre connaissance, et on releva l’étendard de Saint-Dominique, tombé à côté de son chef. Les principaux inquisiteurs voulaient qu’on retournât au palais par la porte secrète qui donnait sur les jardins.

— La bannière de Saint-Dominique ne se cache pas et ne peut rentrer que par la grande porte, répondit Alliaga.

La procession se remit donc en marche, et arriva en bon ordre sur la place du palais.

En effet, à la vue de leur ancienne idole, du grand inquisiteur vaincu et blessé, à la vue du saint étendard, objet de son respect, un morne silence régna dans cette foule tout à l’heure si bruyante. Les portes de fer s’ouvrirent de nouveau, l’inquisition, sans être troublée dans sa retraite, ramenait dans son camp son général, ses étendards et ses prisonniers ; c’étaient presque les honneurs de la guerre. Mais le peuple