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piquillo alliaga.

puis donc pas en douter. Aussi, et quoiqu’il m’aimât, j’étais jalouse de toi. Oui, jalouse. Pardonne-moi, ma sœur.

Carmen lui serra la main, et dans ce moment, sans doute, les anges qui volaient autour d’elles, et qui entendirent ce pieux et sublime mensonge, s’arrêtèrent pour le pardonner et pour le bénir.

— Oui, j’étais jalouse, continua la jeune fille, et lui, bien malheureux ! Nous aurions souffert tous les deux, peut-être tous les trois, ajouta-t-elle avec un doux sourire. Par bonheur le ciel m’a exaucée, et il m’est venu en aide.

Rassemblant alors toutes ses forces, elle dit d’une voix imposante :

— Ma sœur, écoute-moi bien ; je vais mourir.

Carmen poussa un cri de douleur et d’effroi.

— Les volontés des mourants sont sacrées, et ma volonté à moi, ma Volonté dernière, la voici.

En ce moment là porte s’ouvrit. Yézid, Alliaga et Fernand parurent. Ils étaient suivis de Juanita ; de Pedralvi, de tous les fidèles serviteurs qui les avaient accompagnés dans la vie, et qui avaient juré de les suivre jusqu’à la tombe.

À cette vue, Aïxa partit se ranimer : il semblait que, prête à mourir, elle s’arrêtait pour regarder encore tous ceux qu’elle avait aimés.

Elle tendit la main à Yézid, et montrant Fernand et Carmen, elle s’écria :

— Piquillo ! mon frère ! hâte-toi de les unir, pour que j’en sois témoin !

Pour toute réponse, Piquille jeta à genoux près du divan où elle était étendue, et aux sanglots qui s’échappèrent de sa poitrine, on eût dit qu’elle allait se briser.

Cette volonté si ferme, cette intelligence si supérieure, ce cœur si intrépide, tout avait disparu, tout s’était anéanti dans la douleur.

Aïxa eut pitié de tant de désespoir, et comme devinant la seule consolation possible à une affection si grande, elle se baissa vers lui et lui dit à l’oreille :

— Comme toi, Piquillo, je n’aurai appartenu qu’au ciel !

Puis elle ajouta à voix haute :

— Hâte-toi ! hâte-toi ! mon père m’appelle… et la vie est prête à m’échapper.

Alliaga se releva avec majesté, et étendant les mains sur Fernand et sur Carmen, prosternés à ses pieds, il prononça les prières et les paroles sacrées, et s’écria :

— Au nom du ciel, et au nom de cet ange, je vous unis.

On entendit alors une voix mourante murmurer ces mots :

— Juan d’Aguilar, bénissez vos enfants… et toi, mon père, reçois le tien ! me voici ! me voici !..

Aïxa n’était plus !


conclusion.

Le bruit de ces évènements s’était répandu dans Grenade ; on savait que des Maures, des proscrits, s’étaient réfugiés dans l’Alhambra ; dès le jour même, les issues en furent gardées par des troupes nombreuses, et le gouverneur monta lui-même à la tour de Gonarès.

— Que voulez-vous ? lui demanda Alliaga d’un air farouche.

— Exécuter le décret de bannissement contre les Mauresques.

Alliaga lui montra du doigt Aïxa, et lui dit :

— En voici une, monseigneur, que l’édit ne peut plus atteindre ! Fille de l’Alhambra, elle est morte dans le palais de ses pères. Elle est chez elle. Cette terre lui appartient : elle y reposera.

Il se fit alors connaître et parla au nom du roi.

— Quant à ceux-ci, dit-il en montrant Yézid, Pedralvi et ses compagnons, ce sont mes amis et mes serviteurs. Ne vous en inquiétez pas, c’est moi qui en réponds.

Dès le lendemain, cependant, et pour éviter que les scènes de Pampelune ne se renouvelassent à Grenade, il fut décidé que Yézid, Pedralvi et les siens partiraient au point du jour, traverseraient les Alpujarras et redescendraient vers la côte pour s’y embarquer.

Jetant un dernier adieu à Aïxa, qu’ils confiaient à Piquillo, les exilés abandonnèrent de nouveau la terre d’Espagne, où Yézid laissait ce qu’il avait de plus précieux et de plus cher, sa sœur et Marguerite.

— À bientôt ! s’écria Alliaga, bientôt mes projets seront réalisés ; vous reverrez votre patrie, ou j’irai vous rejoindre sur la terre étrangère.

Au bout de quelques heures, les proscrits atteignirent le pied d’une chaîne de montagnes arides et élevées qui forment la barrière des Alpujarras.

Ils s’arrètèrent à l’endroit que l’on nomme la cuesta de las Lagrymas, la colline des Larmes.

C’est là que le dernier roi de Grenade, l’infortuné Boabdil, s’arrêta pour regarder encore Grenade, qu’il venait de perdre à jamais.

Yézid poussa son cheval sur la cime du rocher où Boabdil exhala ses derniers regrets.

Ce rocher porte encore le nom de el Ultimo suspiro del Moro, le Dernier soupir du Maure.

Yézid contempla quelques instants les riches plaines de Grenade, ce beau royaume où avaient régné ses ancêtres ; le Généraliffe, séjour de leurs plaisirs : l’Alhambra, séjour de leur gloire… l’Alhambra, où reposait maintenant Aïxa.

Tant de souvenirs et de regrets l’assaillirent à la fois, que, craignant de succomber à de pareilles émotions, il s’élança du rocher en s’écriant :

— Adieu, ma sœur ! adieu, ma patrie !

Ils redescendirent les Alpujarras, s’embarquèrent au port de Malaga, et arrivèrent en France, où ils furent généreusement accueillis.

Comblés des richesses d’Yézid, Pedralvi et Juanita se marièrent et furent s’établir à Pau, non loin des Pyrénées, pour être plus près de l’Espagne et attendre le jour de leur rappel.

Leur oncle Gongarello, le barbier, ne tarda pas à les rejoindre ; il éleva une boutique élégante, où il faisait la barbe et la conversation à tous ceux qui se rendaient en Espagne ou qui en revenaient.