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piquillo alliaga.

roi, et devant le conseil suprême, dont il s’était fait d’avance une idée si majestueuse et si imposante.

Plusieurs membres disputaient entre eux sur la couleur de l’habit qu’ils devaient porter le jour de l’arrivée de la reine.

Don Sandoval, le grand inquisiteur, remuait entre ses doigts les grains de son chapelet ; le ministre traçait avec un crayon une couronne de duc sur le parchemin d’une ordonnance royale, et Philippe II, la tête renversée dans un grand fauteuil, comptait les rosaces dorées du plafond. Un seul, don Juan de Ribeira, archevêque de Valence, paraissait enfoncé dans de profondes méditations et ne prendre aucune part à ce qui se passait autour de lui.

Quant au jeune comte d’Uzède, fier de sa naissance, et comptant au nombre de ses mérites la position de son père, il promenait autour de lui un regard plein d’assurance et de fatuité, qu’il arrêta plus d’une fois, avec dédain, sur Fernand d’Albayda, car celui-ci, plus jeune que lui, partageait un honneur qui n’eût dû appartenir qu’au fils du premier ministre.

Le duc de Lerma, après avoir pris les ordres de Sa Majesté, exposa avec complaisance qu’une nouvelle alliance allait unir plus étroitement encore les descendants de Charles-Quint. Sa Majesté Très-Catholique allait épouser la fille de l’archiduc Charles, la jeune Marguerite d’Autriche. Il ajouta que la jeune princesse, partie de Graetz pour l’Italie, était arrivée à Gènes.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la lenteur espagnole avait mis si longtemps à terminer les immenses préparatifs ordonnés pour sa réception, que la flotte équipée pour la transporter en Espagne n’avait mouillé à Gènes que plusieurs mois après l’arrivée de Marguerite en cette ville.

Le duc entretint ensuite le conseil des fêtes brillantes qui attendaient la princesse à Valence, où elle devait débarquer, et où le mariage devait se faire.

La magnificence de ces fêtes, qui convenait aux goûts fastueux du ministre, était si extravagante qu’elle devait coûter un million de ducats (huit millions de notre monnaie) ; mais le duc avait commencé par déclarer au roi et au conseil que la situation prospère des finances permettait de déployer, pour ce mariage, une splendeur digne du plus grand roi et du premier royaume de l’Europe.

D’ordinaire, en pareille occasion, et après le rapport fait par le ministre, personne ne prenait la parole. Le roi approuvait de la tête, et il était loisible à tout le monde de suivre l’exemple du monarque ; mais ce jour-là, désirant faire briller son fils, qui, pour la première fois, avait entrée au conseil, et que, pour des raisons secrètes, il voulait déjà pousser dans la faveur royale, le duc, s’adressant à Uzède et à Fernand d’Albayda, leur dit d’un air gracieux :

— Eh bien, mes jeunes seigneurs, que pensez-vous de ce que vous venez d’entendre ? Nouveaux conseillers du roi, dites-nous votre avis. Je suis persuadé que Sa Majesté sera charmée de le connaître.

Le roi approuva de la main, et le ministre continua :

— Allons, seigneur Fernand, pourquoi rougir ainsi et vous intimider ? Remettez-vous… nous ne vous demandons que votre pensée, votre opinion et surtout la vérité… Uzède va vous donner l’exemple.

Et il fit signe à son fils de commencer.

Celui-ci, dans un discours qu’il feignit d’improviser, et qui longtemps d’avance avait été préparé par lui, et peut-être revu par son père, adressa au roi un compliment élégant et flatteur sur son auguste mariage, sur ses hautes qualités comme monarque, et sur la profonde intelligence qui dirigeait tous ses choix.

De là venait naturellement l’éloge du ministre, l’approbation complète du rapport qu’il venait de faire, et le tout finissait par un tableau enivrant de la prospérité actuelle et future de l’Espagne.

Un murmure d’approbation suivit ce discours.

Quand ce fut au tour de Fernand d’Albayda, il commença par s’excuser avec modestie sur sa jeunesse et son insuffisance ; mais à son souverain, mais à des conseillers si habiles et si éloquents, il ne devait que la vérité : c’était la seule manière de répondre dignement à l’honneur qu’ils lui faisaient en daignant l’écouter.

Et entrant sur-le-champ en matière avec une franchise et une noblesse toutes castillanes, il avoua qu’il aimait à croire à la fidélité du tableau que l’on venait de dérouler à ses yeux, qu’il ne lui appartenait pas d’en contester l’exactitude, mais que, sur un point seulement, il croyait que l’on avait surpris la religion du ministre, et qu’il demandait à rétablir les faits.

Il expliqua alors nettement la situation de la province de Valence, dont il était un des premiers barons et des plus riches propriétaires ; il prouva que les villes et les campagnes étaient surchargées d’impôts ; que non-seulement ceux de deux années d’avance avaient été exigés et perçus, mais qu’en ce moment, pour subvenir aux fêtes du mariage, on demandait le paiement d’une troisième année, excitant ainsi le mécontentement de la population, à l’occasion d’un événement qui ne devait faire naître que sa joie ; qu’il s’empressait de signaler ce fait au roi et au ministre, qui l’ignoraient sans doute ; car il serait injuste et impolitique, quand tout le reste de l’Espagne jouissait d’une si grande prospérité, de vouloir en excepter et en exclure la seule province de Valence, celle où justement allait se célébrer le mariage de Sa Majesté.

Ces derniers mots, prononcés avec fermeté, jetèrent le duc de Lerma et tout le conseil dans un embarras difficile à décrire, et qui redoubla encore, lorsque le roi, se tournant vers son ministre, lui dit avec une naïveté charmante :

— Ce jeune homme a raison : il faut que nos fidèles sujets du royaume de Valence participent au bonheur et à la prospérité dont vous faites jouir l’Espagne. Ne pourrait-on pas leur déclarer, à l’occasion de mon mariage, qu’ils seront, pendant deux ans, exemptés d’impôts ?

Puis, étonné du silence qui se faisait autour de lui, le monarque craignit de s’être trop avancé, et demanda timidement au duc de Lerma et aux conseillers qui l’entouraient :

— N’est-ce pas là votre avis, messieurs ?

Le duc de Lerma, qui plusieurs fois avait voulu et