Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, seconde partie, 1654.djvu/69

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petit Pont de bois, qui paroissoit avoir esté rompu de nouveau : & comme le cours de cette riviere n’est pas fort rapide, on la voyoit aussi loing que la veuë se pouvoit estendre, du costé qu’elle descend, toute couverte en ces deux bords, de Soldats tuez & d’armes rompuës. Toutes ses eaux mesmes en avoient changé de couleur : toutes les herbes de ces rivages estoient teintes de sang : & l’on ne pouvoit rien voir de plus funeste que cét objet. Nous reconnusmes aussi tost grand nombre de gens de nostre Party : & nous en discernasmes aussi beaucoup de celuy du Roy de Phrigie. Mais, ô Dieux ! je fremis encore, quand je me souviens de la surprise que j’eus, lors que suivant l’une de ces rives un peu plus bas, je reconnus le cheval de mon cher Maistre, que je vy mort au bord de l’eau. Il avoit les deux pieds de devant dans la riviere, comme s’il eust voulu la passer, & qu’il eust esté tué en cette action, d’un coup de trait qu’il avoit au travers du flanc. Helas ! m’escriay-je. Chrisante, il n’en faut plus douter, nostre illustre Maistre a pery, ou par le fer, ou parles flots : & de quelque façon que la chose soit arrivée, nous avons perdu le Grand Artamene. De vous dire, Seigneur, quel fut nostre estonnement, & quelle fut nostre douleur, c’est ce qui n’est pas possible : nous reconnusmes fort bien ce Cheval, qui estoit tres-remarquable. Nous vismes de plus à deux pas de là, l’habillement de teste de mon Maistre, que je reconnus aussi tost à un grand Panache, dont il estoit couvert : & comme la riviere est estroite, je reconnus encore de l’autre costé de l’eau, son Bouclier, qui estant de bois par dedans, flottoit le long de cette rive, & s’estoit accroché par ses courroyes, à quelques joncs, & à quelques roseaux qui la bordent. Enfin,