Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/614

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cent & cent fois de me jetter dans la Mer, pour finir toutes mes infortunes. Mais je ne sçay quelle chaiſne ſecrette qui m’attachoit à Alcionide me retint, & m’empeſcha de mourir.

Comme je fus ſeul avec Leoſthene, en eſtat de pouvoir faire reflexion ſur une ſi eſtrange avanture : apres avoir fait cent imprecations contre moy meſme, ayant l’eſprit un peu plus tranquille, advoüez Leoſthene, luy dis-je, que je ſuis nay ſous une conſtellation bien bizarre, & bien maligne : car ſi vous regardez l’eſtat preſent de ma fortune, vous y trouverez aſſez de malheurs pour faire cinq ou ſix infortunez au lieu d’un. En effet, quand je n’aurois point d’autre deſplaisir que celuy d’avoir combatu mon Amy, & bleſſé une Perſonne qu’il aime, je ſerois digne de compaſſion : quand auſſi je n’aurois point d’autre douleur que celle de voir que mon Amy eſt mon Rival, je ſerois encore extrémement à pleindre : quand je n’aurois non plus que celle de voir une Maiſtresse en la poſſession d’un autre, je ſerois tres digne de pitié : & quand je n’aurois enfin autre affliction que celle d’avoir bleſſé de ma propre main, & peut-eſtre bleſſé mortellement, la ſeule Perſonne pour qui je veux vivre ; je n’aurois pas aſſez de larmes, pour pleindre mes infortunes. Mais ayant en un meſme jour combatu mon Amy ; bleſſé un Perſonne qu’il aime ; connu qu’il eſt mon Rival ; apris que ma Maiſtresse eſt mariée ; & ne pouvoir douter que ce ne ſoit de ma main qu’elle ait eu le bras percé d’une Javeline qui la met en danger de mourir : ha Leoſthene, c’eſt eſtre ſi chargé, ou pluſtost ſi accablé de malheurs, qu’il y a de la laſcheté à vivre, comme de l’impoſſibilité. Car enfin que puis-je faire ? il ne m’eſt pas meſme permis