Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/92

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craignois meſme tellement que ma raiſon ne s’oppoſast à mon amour, que je ne la conſultay point du tour. Je voulus auſſi faire un ſecret de ma paſſion à Meleſandre, mais il n’y eut pas moyen : le feu que les beaux yeux de Teleſile avoient allumé dans mon cœur, eſtoit trop bruſlant & trop vif, pour ne paroiſtre pas dans les miens : & je donnay trop de marques de mon amour, pour faire qu’il ne s’en aperçeuſt pas. Il ne me propoſoit aucun divertiſſement, où je témoignaſſe prendre plaiſir : la promenade ne ſervoit qu’a me faire reſver : la Muſique me faiſoit joindre les ſoupirs à la reſverie : la converſation m’importunoit : la veuë des autres belles Perſonnes de la Ville m’eſtoit abſolument indifferente : & la ſeule veuë de Teleſile, eſtoit ce qui me pouvoit plaire. Bien eſt il vray qu’elle recompenſoit avec uſure, la perte que je faiſois de tous les autres plaiſirs : & j’eſtois ſi tranſporte de joye quand je la pouvois voir un moment ; que ce fut pluſtost par les marques de la ſatisfaction que j’avois à la regarder, que Meleſandre connut parfaitement que j’eſtois amoureux, que par mes reſveries, & par mes chagrins. Il falut donc le luy avoüer : & le prier en meſme temps de ne s’oppoſer point inutilement à une choſe qui n’avoit point de remede, & de me vouloir ſervir dans mon deſſein. Je luy dis cela d’une certaine façon, qui luy fit bien connoiſtre que ſes conſeils ne ſerviroient de rien : c’eſt pourquoy il me promit ſon aſſistance de bonne grace. Je retournay donc diverſes fois chez Teleſile, en qui je trouvay touſjours plus de charmes, & plus de civilité. La nouvelle conqueſte qu’elle avoit faite de mon cœur, fut bien toſt sçeuë de toute la Ville, & meſme de mon Pere, & de celuy de Teleſile :