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GAUGUIN
DANS SON DERNIER DÉCOR[1]


Ce décor, il fut somptueux et funéraire, ainsi qu’il convenait à une telle agonie ; il fut splendide et triste, paradoxal un peu, et entoura de tonalités justes le dernier acte lointain d’une vie vagabonde qui s’en éclaire et s’en commente. Mais, par reflets, la personnalité forte de Gauguin illumine à son tour le cadre choisi, le séjour ultimément élu, le remplit, l’anime, le déborde ; si bien qu’on peut comprendre dans une même vision d’œuvre scientifique : lui, premier rôle ; ses comparses indigènes ; le milieu décoratif.

§

Gauguin fut un monstre. C’est-à-dire qu’on ne peut le faire entrer dans aucune des catégories morales, intellectuelles ou sociales, qui suffisent à définir la plupart des individualités. Pour la foule, juger c’est étiqueter. On peut être honorable-négociant, magistrat-intègre, peintre-de-talent, pauvre-et-honnête, jeune-fille-bien-élevée ; on peut être « artiste », voire « grand artiste ». Mais c’est déjà moins permis, et il est impardonnable d’être autre chose que tout cela ; car il manquerait, pour être classé, le cliché requis. Gauguin fut donc un monstre, et il le fut complètement, impérieusement. Certains êtres ne sont exceptionnels que dans un sens, vers un axe autour duquel tourbillonnent, semble-t-il, l’ensemble de leurs forces vives ; et, pour le reste, la vie courante (économie domestique, visites de politesse, senti-

  1. M. Victor Segalen, actuellement à Tahiti et qui vient de longuement visiter les lieux Paul Gauguin vécut ses dernières années, nous envoie les notes qu’on va lire.