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Page:Segalen - L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes.djvu/38

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Si l’être qui souffre n’est plus un médiocre, le résultat s’élève d’autant. « Daudet, affirme encore de Goncourt, est un type à cet égard. C’est un cerveau très affiné, un cerveau supérieur depuis qu’il est malade ». Et Xaxier Aubryet, en temps ordinaire strictement homme d’esprit[1], atteignait au plus terrible pittoresque dès qu’il peignait ses douleurs : « Je deviens aveugle, disait-il, de jour en jour, je descends dans l’ombre ; j’ai vu, tour à tour, disparaître les barreaux de ma fenêtre puis la vitre elle-même ; et maintenant je n’aperçois plus qu’une tache de lumière lorsqu’elle m’arrive à bout portant !… »

« Vous connaissez, a-t-il écrit dans la préface de son livre Chez nos voisins et chez nous, la res angusta domi ; ma maladie est la res angusta corporis. Les douleurs les plus fugaces deviennent des points d’orgue, les coups de couteau, qui d’abord dépassaient à peine l’épiderme, creusent profondément la chair. Le squelette entier prend la sensibilité d’une dent malade[2]. »

La seconde qualité de l’introspection douloureuse est l’intensité de vie des images qu’elle fournit. Certes, disséquer sa souffrance, c’est, pour un curieux de soi-même, en partie l’adoucir. C’est, par une loi mentale analogue à la loi physique de l’équivalence des forces, en transmuer le retentissement douloureux en un autre mode de vibrer, la création esthétique, où l’énergie totale n’a nullement diminué. Le chien blessé hurle et s’agite : l’artiste dolent écrit et se calme. Oh ! l’apaisement lumineux qui surgit quand, l’esprit en détresse, on entrevoit cette possible genèse d’une œuvre d’art, fille de sa détresse ainsi fécondée. Et quel conseil efficace, en cette thérapeutique toute spéciale des gens de lettres[3], à donner à l’artiste en sa peine, que lui dire : Vous souffrez : notez-le.

  1. Un peu surfait même, disait Ed. de Goncourt.
  2. J. Claretie, La vie à Paris, 1880, p. 445-446, in Chronique médicale, 15 février 1896.
  3. Si brillamment créée, avons-nous dit dans notre Avant-propos, par le Dr Maurice de Fleury. Nous trouvons dans sa très consolante Introduction à la médecine de l’esprit, la même remarque appliquée à Victor Hugo : « Dans sa longue existence où il a vu périr tant d’êtres qui le tenaient de près, comptez combien sont rares les minutes