Page:Segalen - Le Double Rimbaud.djvu/13

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la plaine d’un brun-blond, toute embuée de vapeurs bleues, s’éveille. Les caravanes s’étirent. Les chameaux jaunasses, dont les genoux sont liés en X, sautillent en s’aidant de coups de tête. De petites chèvres curieuses viennent vous dévisager. Puis tout cela se met en route sur l’interminable sentier sans ressaut. La lumière croît. On dirait qu’elle contourne les objets, tant les ombres mêmes sont mordantes pour l’œil. Cela se parsème de sons grêles comme des tintements de clochettes, comme le heurt des os de chameaux. Des poussières dorées, blondissantes, qui sentent brun et âcre, vous évoquent l’encens ; non plus la drogue édulcorée des paroisses riches, mais ces résines impures à peine malaxées, toutes chargées d’autres arômes du terroir. Dans ce Désert, vont, viennent, habitent les Somali. Noirs et musclés, les uns, mahométans convaincus, jurent descendre du Prophète et battent leurs femmes ; d’autres, surtout au voisinage du pays Galla, sont animistes, invoquent les pierres et révèrent les grands arbres[1]. Tel était le champ d’exploration qu’imposaient à Rimbaud les nécessités du trafic.

Sa figure est restée là-bas très vivace. Ou plus exactement, il semble que la notoriété récente du poète ait ravivé, dans la mémoire des gens qui l’approchèrent, des souvenirs près de s’éteindre. Ceux-là se gonflent d’importance à qui l’on parle du vagabond d’autrefois. À Djibouti, chacun de ses anciens compagnons de négoce se déclare sans hésiter « l’intime ami de Rimbaud qui n’en avait pas d’autre ». On peut, néanmoins, à travers leur emphase, esquisser une silhouette vraisemblable du second Rimbaud :

Un grand homme maigre, sec, grand marcheur, oh ! marcheur étonnant !… le paletot ouvert, un petit fez sur la tête, il allait, allait toujours. — C’était un homme d’une conversation stupéfiante : tout à coup il vous faisait rire, mais rire !

— Et ses qualités en affaires ? Pourquoi son échec ?

— Manque de capitaux, d’abord. Le pays, à ce moment, était absolument sauvage et nécessitait d’importantes mises de fonds pour organiser les caravanes[2]… Mais notre homme était extraordinaire… Il parlait anglais, allemand, espagnol, arabe et galla. Puis il était

  1. À noter l’hypothèse du P. Martial de Salviac : les Gallas seraient une tribu gauloise erratique.
  2. Il existe actuellement un tronçon de chemin de fer, 308 km, qui relie Djibouti à Diré-Daouah, d’où le trafic s’achemine vers le Harrar et Addis-Ababa, par voie de caravanes.