Page:Segalen - Le Double Rimbaud.djvu/15

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l’aidant dans ses héroïques projets, gens pour lesquels il avait cependant une sincère amitié — et cela est plein d’horreur.

Horrible ? non ; c’est plutôt décevant et fastidieux. Certaines de ces lettres sont nécessaires : fort bien. Rimbaud réclame l’envoi de livres techniques indispensables : « album des scieries forestières et agricoles », prix 6 francs ; ou bien des instruments de première utilité : longue-vue, baromètre, sextant, théodolithe. Il se lamente aussi, d’un ton amer, sur sa triste vie, ses labeurs à peine rémunérés, ses désirs d’amasser un petit pécule, puis de vivre ensuite doucettement et calme :

Enfin, puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule, et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand qu’en celle-ci[1].

… Comme vous dites : ma vocation ne sera jamais dans le labourage… Pour se reposer, il faut des rentes ; pour se marier, il faut des rentes, et ces rentes-là je n’en ai rien. Pour longtemps encore, je suis donc condamné à suivre les pistes où je puis me trouver à vivre, jusqu’à ce que je puisse racler, à force de fatigues, de quoi me reposer momentanément.

Mais, nulle part, positivement, nulle part le moindre regain d’activité poétique. Pas d’échappées involontaires, pas de soubresauts ; point de questions sur ses compagnons d’autrefois ; aucune indication, en un mot, que Rimbaud s’occupât encore à ses jeux prodigieux d’enfant.

§

Jusqu’à présent, rien que de très explicable. Dévoré d’activité physique, séparé du milieu d’antan, et bien que de taille à se recréer ce milieu, Rimbaud n’était point incité, par son genre de vie, à écrire encore. « Écrire » est d’ailleurs un mot inexact. Il entraîne, depuis quelque vingt ans, une acception de métier littéraire, et Rimbaud ne fut pas « homme de lettres ». Disons plutôt que rien ne le poussait à extérioriser pour d’autres — quels autres, en ces pays ! — ses impressions actuelles. Il pouvait se croire oublié en France des quelques amis de ses premières œuvres. Mais voici la péripétie :

Vous ignorez sans doute — lui écrit un rédacteur du Temps au-

  1. Vie, p. 152.