Page:Senancour - Rêveries, 1833.djvu/32

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me donna des désirs pour m’imposer des regrets, ou m’accorda la réflexion pour que je connusse ma misère ?

Si nulle intelligence ne possède à jamais la vie, et ne la communique, concevrai-je cette nécessité qui forme les êtres, qui les renouvelle pour les consumer, qui les féconde sans les maintenir, dont les lois ne sauraient changer, dont les fins ne sauraient s’expliquer, dont l’origine semble impossible ? Pourquoi l’homme, qui végète un jour, et qui cherche à s’instruire dans les ténèbres, s’occupe-t-il de l’universalité des choses, ou de l’imposante succession des temps ? Si ma destinée ne peut s’agrandir avec ma pensée, pourquoi ma pensée s’irrite-t-elle de ces limites inévitables ? Pourquoi ne puis-je errer parmi ces mondes que nous interrogeons, et en supputer les phases que nul encore n’a étudiées ? Quel pouvoir me transporte en un sens dans les lieux où je ne serai jamais, et semble perpétuer pour moi ce qui demain ne sera plus ? Par quelle inconséquence mes vœux s’éloignent-ils de ce qui doit être mon partage, ou quelle injustice m’enlève des droits que ces vœux attestent ? Ne pourrais-je respirer sur la terre sans mesurer d’autres globes, ou vivre aujourd’hui sans interroger d’autres âges ? N’ai-je reçu des conceptions étendues que pour déplorer ma faiblesse,