Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/124

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heureuses ne peut subsister longtemps dans la privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en recevons ; et quand même il en serait autrement, notre organisation n’est pas susceptible d’invariabilité.

Si l’homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du dehors, il ne saurait tarder à le découvrir dans lui-même. Si l’infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il en trouvera bientôt dans son cœur.

Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous mécontente et nous afflige ; si nous sommes parvenus à écarter tout le mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.

Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peuvent être exercées, ni l’une ni l’autre, à l’exclusion totale de celle que notre nature destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l’être accidentellement beaucoup plus que l’autre : ainsi les circonstances, sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n’ont pas de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en exciter en eux ; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que l’adversité poursuit, ayant de grandes occasions de souffrir, souffriront fortement ; mais ayant assez souffert à la fois, ils ne souffriront pas habituellement : aussitôt que les circonstances les laisseront à eux-mêmes, ils ne souffriront plus, parce que le besoin de souffrir est satisfait en eux ; et même ils jouiront parce que le besoin opposé réagit d’autant plus constamment, que l’autre besoin rempli nous a emportés plus loin dans la direction contraire[1].

  1. Dans l’état de malheur, la réaction doit être plus forte, puisque la nature de l’être organisé le pousse plus particulièrement à son bien-être comme à sa conservation.