Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/126

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fiant en lui-même ou dans son sort, et non point envers les autres hommes : il ne sent pas le besoin de leur appui ; et comme sa fortune est meilleure que celle du plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et cependant il éprouve un besoin interne de souffrir ; ainsi, dans le moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre les choses, d’être indisposé contre les hommes. N’étant pas vraiment bien, mais n’ayant pas à espérer d’être mieux, il ne désirera rien d’une manière positive ; mais il aimera le changement en général, et il l’aimera dans les détails plus que dans l’ensemble. Ayant trop, il sera prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera difficile, il sera exigeant ; sans cela, que lui resterait-il de cette supériorité qu’il prétend avoir sur les autres hommes, et qu’il affecterait encore, si même il n’y prétendait plus ? Il sera dur ; il cherchera à s’entourer d’esclaves, pour que d’autres avouent cette supériorité, pour qu’ils en souffrent du moins, quand lui-même n’en jouit pas.

Je doute qu’il soit bon à l’homme actuel d’être habituellement fortuné, sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l’homme heureux, parmi nous, est-il celui qui a beaucoup souffert, mais non pas habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les facultés sans être assez extrême pour exciter l’énergie secrète de l’âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources qu’elle ne se connaissait pas[1]. C’est un avantage pour la vie entière d’avoir été malheureux dans l’âge où la tête et le cœur commencent à vivre.

  1. Tout cela, quoique exprimé d’une manière positive, ne doit pas être regardé comme vrai rigoureusement.