Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/147

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vins neigeux. Les vents frémissent d’une manière austère dans les mélèzes éloignés ; on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices qu’il s’est creusés durant de longs siècles. À ces bruits solitaires dans l’espace succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[1], expression nomade d’un plaisir sans gaieté, d’une joie des montagnes. Les chants cessent ; l’homme s’éloigne ; les cloches ont passé les mélèzes ; on n’entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute interrompue des arbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent apporte ou recule ces sons alpestres ; et, quand il les perd, tout paraît froid, immobile et mort. C’est le domaine de l’homme qui n’a pas d’empressement. Il sort du toit bas et large, que les lourdes pierres assurent contre les tempêtes ; si le soleil est brûlant, si le vent est fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche du côté où les vaches doivent être, elles y sont ; il les appelle, elles se rassemblent, elles s’approchent successivement, et il retourne avec la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu’il ne connaîtra pas. Les vaches s’arrêtent, elles ruminent ; il n’y a plus de mouvement visible, il n’y a plus d’hommes. L’air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir ; il ne reste que la lueur des neiges antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s’élevant des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, et des glaciers, et de la nuit (G).

  1. Küher en allemand, Armailli en roman, homme qui conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi quatre ou cinq mois dans les hautes Alpes, entièrement séparés des femmes, et souvent même des autres hommes.