Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/194

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crois pas. — Vous le serez demain, vous allez passer l’acte. — Vous verrez que je ne l’aurai point.

Il ne l’eut pas : vous savez comment tout cela tourna. La multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns, comme le plus grand nombre des enfants meurt et est sacrifié à l’existence de ceux qui resteront ; comme des millions de glands le sont à la beauté des grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui est déplorable, c’est que, dans cette foule que le sort abandonne et repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l’énergie impuissante s’indigne en s’y consumant. Les lois générales sont fort belles, et je leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie ; mais tout mon être, c’est trop : ce n’est rien dans la nature, c’est tout pour moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on. Cela serait assez bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait l’espérer toujours ; mais quand la vie s’écoule, quoique l’instant de la mort reste incertain, l’on sait bien du moins que l’on s’en va. Dites-moi où est l’espérance de l’homme qui arrive à soixante ans sans avoir encore autre chose que de l’espérance ! Ces lois de l’ensemble, ce soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est bien dure pour nous qui sommes des individus. J’admire cette providence qui taille tout en grand ; mais comme l’homme est culbuté parmi les rognures ! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose ! Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter dont le temple est aux Petites-Maisons : il prend pour une cassolette d’encens l’écuelle de bois où fume la soupe qu’on apporte dans sa loge ; il règne sur l’Olympe, jusqu’à l’instant où le plus vil geôlier, lui donnant un soufflet, le