Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/206

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qui éternise nos maux, en les calculant avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.

Alors j’oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables dont ma faiblesse a tissu le fragile lien : je vois seulement, d’un côté, mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un moteur borné mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s’éteindre à son terme, que rien aussi ne peut empêcher d’être selon sa nature ; et de l’autre, toutes choses sur la terre comme son domaine nécessaire, comme les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette prudence timide et lente, qui, pour des jouets qu’elle travaille, oublie la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais ce qui fait la vie, pour arranger des ombres puériles.

Je me demande ce que je fais ; pourquoi je ne me mets pas à vivre ; quelle force m’enchaîne, quand je suis libre ; quelle faiblesse me retient, quand je sens une énergie dont l’effort réprimé me consume ; ce que j’attends, quand je n’espère rien ; ce que je cherche ici, quand je n’y aime rien, ne désire rien ; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux pas, sans que je voie comment elle me le fait faire ?

Il est facile de s’y soustraire ; il en est temps ; il le faut : et à peine ce mot est dit, que l’impulsion s’arrête, l’énergie s’éteint, et me voilà replongé dans le sommeil où s’anéantit ma vie. Le temps coule uniformément : je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me réveille sans désirs. Je m’enferme et je m’ennuie ; je vais dehors et je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste ; et s’il est beau, je le trouve inutile. La ville m’est insipide, et la campagne m’est odieuse. La vue des malheureux m’afflige, celle des heureux ne me trompe point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmen-