Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/235

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sensibles ; les proportions deviennent arbitraires ; les causes, les effets sont comptés pour rien ; les convenances des choses sont impossibles à découvrir. Elle n’imagine pas même qu’il puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu’on lui a imposée, et dans d’autres rapports que les relations obscures entre ses habitudes les plus secrètes, et la volonté impénétrable des intelligences qui veulent toujours autrement que l’homme.

On lui a dit : Fermez les yeux, puis marchez droit devant vous, c’est le chemin du bonheur et de la gloire ; c’est le seul ; la perte, l’horreur, les abîmes, l’éternelle damnation, remplissent tout le reste de l’espace. Elle va donc aveuglément, et elle s’égare en suivant une ligne oblique. Cela devait arriver. Si vous marchiez les yeux fermés dans un espace ouvert de toutes parts, vous ne retrouveriez point votre première direction, lorsqu’une fois vous l’auriez perdue, et souvent même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s’aperçoit point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd avec confiance. Si elle s’en aperçoit, elle se trouble et s’abandonne : elle ne connaît pas de proportions dans le mal ; elle croit n’avoir plus rien à perdre dès qu’elle a perdu cette première innocence, qu’elle estimait seule et qu’elle ne saurait retrouver.

On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse la plus sévère, et avoir horreur d’un baiser comme d’un sacrilège ; mais s’il est obtenu, elles pensent qu’il n’y a plus rien à conserver, et se livrent uniquement parce qu’elles se croient déjà livrées. On ne leur avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, comme si on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais franchi, ou que l’on serait toujours là pour les retenir ensuite.