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LETTRE LI.

Paris, 2 septembre, VII.

Un nommé Saint-Félix, qui fut ermite à Franchart[1], a, dit-on, sa sépulture auprès de ce monastère sous la roche qui pleure. C’est un grès dont le cube peut avoir les dimensions d’une chambre de grandeur ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à goutte, de l’eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave ; et comme les siècles l’ont creusée par l’effet insensible et continu de l’eau, cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour ; au bout de la neuvaine, plusieurs sont en bon état.

Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd’hui d’un endroit auquel je n’ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste et j’écris. Quand je suis d’une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous ; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal ; c’est leur affaire : assurément ils n’auront pas à se plaindre de moi, ce n’est pas eux que je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j’ai laissé ma fenêtre ouverte toute la nuit, et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse : je conçois que j’aie pensé à ce monument d’une religion mélancolique dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l’homme, si mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît et semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les générations.

  1. Dans la forêt de Fontainebleau.