Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/375

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sité les montre, ils glissent dans l’oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s’écoule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d’une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l’énergie du monde.

Je vous avoue qu’Imenstrôm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d’enfant, mes arbres, mon cabinet, tout ce qui a pu distraire mes affections, fut alors bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d’un torrent qui tombe, ce nuage qui s’élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l’oubli où des années d’efforts parvenaient peut-être à me plonger.

Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d’eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j’étais ému pourtant d’un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j’étais comme englouti par les eaux et vivant dans l’abîme. J’avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule ; elle me faisait pitié : un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue, prouvèrent indirectement au monde leur possibilité : leur existence future m’a été prouvée dans les Alpes.

Quand les hommes des temps où il n’était pas ridicule d’être un homme extraordinaire se retiraient dans une solitude profonde, dans les antres des montagnes, ce n’était pas seulement pour méditer sur les institutions qu’ils préparaient ; on peut aussi penser chez soi, et, s’il faut du