Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/45

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primer en moi que ce qui tendrait à altérer ma forme originelle.

J’ai connu l’enthousiasme des vertus difficiles ; dans ma superbe erreur, je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile aussi illusoire[1]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les passions ; et je me tenais assuré d’être le plus heureux des hommes, si j’en étais le plus vertueux. L’illusion a duré près d’un mois dans sa force ; un seul incident l’a dissipée. C’est alors que toute l’amertume d’une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l’abandon du dernier prestige qui l’abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus employer ma vie, je cherche seulement à la remplir ; je ne veux plus en jouir, mais seulement la tolérer ; je n’exige point qu’elle soit vertueuse, mais qu’elle ne soit jamais coupable. Et cela même, où l’espérer, où l’obtenir ? Où trouver des jours commodes, simples, occupés, uniformes ? Où fuir le malheur ? Je ne veux que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les plaisirs ne sont plus ! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils donnés ; mais plus de charme, plus d’ivresse, jamais un moment de pure joie ; jamais ! et je n’ai pas vingt et un ans ! et je suis né sensible, ardent ! et je n’ai jamais joui ! et après la mort... Rien non plus dans la vie ; rien dans

  1. Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n’est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu’à l’exagération ?
       On entend par sagesse cette doctrine des sages qui est magnanime et pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne peut en effet l’accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet l’emploi de la vie, l’amélioration de notre existence ; et cette existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même qu’on la puisse supposer, il est évident que ce n’est point dans cette sagesse-là qu’Obermann trouve de l’erreur et de la vanité.