Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/62

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froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n’exprimera, que l’imagination n’atteindra pas. Sans les souvenirs apportés des plaines, l’homme ne pourrait croire qu’il soit hors de lui quelque mouvement dans la nature ; le cours des astres lui serait inexplicable ; et jusqu’aux variations des vapeurs, tout lui semblerait subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la succession des choses ; et les perpétuelles mutations de l’univers seraient à sa pensée un mystère impénétrable.

Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres, non pas de mes sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point oubliées, mais des idées qu’elles amenèrent et dont ma mémoire n’a presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l’imagination peut à peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les objets présents. Il eût fallu écrire ce que j’éprouvais ; mais alors j’eusse bientôt cessé de sentir d’une manière extraordinaire. Il y a dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs quelque chose de servile, et qui tient aux soins d’une vie dépendante. Ce n’est pas dans les moments d’énergie que l’on s’occupe des autres temps ou des autres hommes : on ne penserait pas alors pour des convenances factices, pour la renommée, ou même pour l’utilité publique. On est plus naturel, on ne pense pas même pour user du moment présent ; on ne commande pas à ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit d’approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver ce qui n’a pas été dit. La pensée n’est pas active et réglée, mais passive ou libre : on songe, on s’abandonne ; on est profond sans esprit, grand sans enthousiasme, énergique sans volonté ; on rêve, on ne médite point. Ne soyez pas