Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ser un moment de gémir ; je suis indigné quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à un pauvre qu’il boit du vin, et qu’il n’a pas de pain. Quelle âme ont donc reçue ces gens-là, qui ne connaissent pas de plus grande misère que d’avoir faim !

Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément à la bibliothèque. Cette idée rapide me livra à tout le sentiment d’une vie réelle, d’une sage simplicité, de l’indépendance de l’homme dans une nature possédée.

Ce n’est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici, et que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie l’homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier Saint-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d’un pot de réséda appuyé sur la gouttière, et d’un jardin de persil encaissé sur un côté de la fenêtre ; ou donner à un demi-arpent de terre entouré d’un ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d’un autre hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines entre les plâtres et les toits de chaume d’une paroisse champenoise.

Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je m’essaye à végéter absolument seul et isolé : j’ai mieux aimé passer quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d’autres puérilités plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l’ai fermé ; comment j’y ai transporté le peu d’effets que j’ai amenés ici sans mettre personne dans mon secret ; comment je me nourris de fruits et de certains légumes ; où je vais chercher de l’eau ; comment je suis vêtu quand il pleut ; et toutes les précautions que je prends pour rester bien caché, et pour que nul Parisien, passant huit