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chrestomathie française

fuit-il éperdûment la suave saveur
des vins où le soleil a mûri des prestiges[1],
— et craint-il le soudain vertige dont on meurt…

Le silence frémit, en suspens, comme une feuille.
L’heure voltige, hésite, puis se pose.
Mais la porte, toujours hélas, reste close ;
nul talon familier ne frappera le seuil
et, gardienne oubliée, ivre de lassitude,
pour encore attester l’inutile trésor,
la lampe, érigeant haut sa haute flamme d’or,
brûle l’aride solitude.



Mirages[2].

Une haleine d’été frôle, à peine,
l’eau des lagunes immobiles.
Des voiles, dans l’heure aérienne,
glissent d’île en île.
Les iris de la mer et les lilas des cieux
mêlent à la lumière une flore hyaline[3] ;
perdue au vide radieux,
une aile là-bas, longue et fine,
est un son de cristal aux cieux.

L’ombre de la barque est bleue sur les eaux ;
une vague s’y joue et fourmille de roses.
Quel délice plus pur qu’en aspirer l’arôme, —
cueillir l’azur aux flots, et dans l’ombre des roses ?…
L’âme n’est-elle pas l’illusion d’une onde
où, parmi le matin suave, se prolonge
un rêve aux dômes d’or sur lui-même penché ?
Vois : tout est confondu dans le songe des choses ;
rien n’est plus que mirage, et les plus beaux mensonges
sont dits par ces lointains où des palais légers
naissent du flot où ils reposent.

Là-bas, une voile blanche
glisse sur son reflet qui tremble
et pénètre la mer unie.

  1. Ici, cela veut dire des fantasmagories, des images éclatantes et étranges.
  2. Le mot mirage veut dire à la fois une illusion d’optique, qui fait voir un objet non existant, par exemple de l’eau dans le désert, et une illusion morale séduisante. Il est pris ici dans le premier sens.
  3. Du grec ύάλινος, par le latin hyallinus : transparent comme le verre.