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chrestomathie française

On pénètre, cognant et martelant les portes ;
Les clefs sautent et les verrous ;
Des armoires de fer ouvrent leur trou,
Où s’alignent les lois et les harangues ;
Une torche les lèche avec sa langue,
Et tout leur passé noir s’envole et s’éparpille,
Tandis que dans la cave et les greniers l’on pille
Et que l’on jette au loin, par les balcons hagards[1],
Des corps humains fauchant le vide avec leurs bras épars.
Mêmes fureurs dans les églises :
Les verrières, où des vierges sont assises,
Jonchent le sol et s’émiettent comme du chaume ;
Le Christ, rivant aux murs sa mort et son fantôme,
Est lacéré et pend,. comme un haillon de bois,
Au dernier clou qui perce encor sa croix ;
Le tabernacle, où sont les chrêmes[2],
Est enfoncé, à coups de poings et de blasphèmes ;
On soufflette les Saints près des autels debout
Et dans la grande nef, de l’un à l’autre bout,
Telle une neige — on dissémine les hosties[3]
Pour qu’elles soient, sous des talons rageurs, anéanties.
Tous les joyaux du meurtre et des désastres,
Étincellent ainsi, sous l’œil des astres ;
La ville entière éclate
En pays d’or coiffé de flammes écarlates ;
La ville, au fond des soirs, vers les lointains houleux,
Tend sa propre couronne énormément en feu ;
Toute la nuit et toute la folie
Brassent la vie, avec leur lie,
Si fort, que par instants le sol semble trembler,
Et l’espace brûler
Et les râles et les effrois s’écheveler et s’envoler
Et balayer les grands cieux froids.

— Tuer, pour rajeunir et pour créer
Ou pour tomber et pour mourir, qu’importe !
Dompter, ou se casser le front contre la porte !

  1. Farouches. Ce mot est un terme de fauconnerie. Un faucon hagard (qu’on ne peut plus apprivoiser).
  2. Chrême, formé avec le grec χρισμας, huile consacrée qu’on emploie pour les onctions dans l’Église catholique.
  3. Voir page 149, note 2.