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CARNETS

sition, obèse et détraquée) l’a vu maintes fois entrer dans le cabinet de Zinoviev. Il exige et obtient une confrontation, mais c’est une autre ou une fausse Roubinstein, qu’il ne connaît pas et qui témoigne contre lui — faussement.

On lui fait signer qu’il nie s’être acquitté de missions pour Zinoviev et autres, en acceptant la peine de mort éventuelle.

La nuit même, il est réveillé et amené au cabinet du Directeur de la Maison d’Arrêt (prison de la Chpalernaya) où il trouve plusieurs membres du Guépéou. Menaces. On lui montre enfin un document-massue : Un « mandat » du Groupe Communiste Français, datant de 1920-21, l’autorisant à traiter du ravitaillement de l’Asile français. On lui propose enfin : 15 000 dollars, plus 3 000 dollars d’indemnité pour environ 6 mois de privation relative de liberté. L’argent sera déposé à l’étranger. Il vivra à l’hôtel, en liberté surveillée. Il sera jugé, fera des aveux publics afin de discréditer ceux qui conspirent contre l’U.R.S.S. Sera condamné à mort et gracié. Son frère, lui dit-on, est consentant. Il refuse d’y croire, refuse : Je suis innocent.

On lui laisse entendre qu’il sera fusillé, mais qu’on préférerait l’employer.

Du 6e étage on le fait descendre et enfermer à la cave.

On lui notifie la condamnation à mort.

« Ils me croyaient peut-être très fort, je n’étais que désespéré jusqu’à tomber dans l’indifférence et la torpeur. J’étais une loque humaine, un demi-mort », — mais d’instinct il comprenait qu’en avouant, il se perdrait le plus sûrement.

Le gardien-chef de section (natchalnik korpoussa) vient lui dire : « Je vous félicite ! » Gracié. Syncope.

Meilleur traitement ensuite. Employé, rue Gorokhovaya 2, à mettre de l’ordre dans la bibliothèque du professeur français Laronde, qui avait passé par des épreuves de ce genre avant d’être expulsé. (Sa femme le voyait à l’époque et me disait qu’en passant dans la rue elle pouvait parfois l’entrevoir à la fenêtre.)

Il est question de l’expulser, on lui prépare un passeport : s’il accepte de servir.

Envoyé à l’Isolateur de Yaroslavl.