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INTRODUCTION.

dressaient autour d’elle comme les forteresses de l’art.

Retranchés dans ces bastilles qui presque toutes avaient la forme de gros donjons, établis solidement sur la limite même où s’arrêtait l’implacable juridiction du lord-maire, les comédiens ne se crurent pas encore suffisamment protégés contre les attentats toujours possibles du parti puritain. C’est pourquoi ils sollicitèrent en masse le puissant patronage de l’aristocratie. La bourgeoisie les tracassait, les insultait, les calomniait, les traquait, les proscrivait ; ils demandèrent aide et protection à la haute noblesse. Cette haute noblesse, intelligente, lettrée, amie des plaisirs, avide de fêtes, curieuse de divertissements, accorda avec bienveillance l’appui qu’on implorait d’elle. Chaque compagnie théâtrale obtint la faveur d’être attachée spécialement à la maison d’un grand seigneur. Les plus riches pairs d’Angleterre, le comte de Warwick, le comte d’Essex, le comte de Pembroke, le comte de Worcester, le comte de Sussex, le comte de Derby, lord Strange, lord Howard, le lord amiral eurent tous des troupes à leurs armes. Les comédiens dont Burbage était le chef eurent l’insigne privilége de s’appeler désormais les serviteurs du comte de Leicester. Shakespeare, nouvellement enrôlé parmi eux, endossa la livrée du favori, et, sous cette livrée, put impunément écrire Hamlet.

Cette domesticité, qui avilissait le théâtre, le sauva. Cuirassés d’un blason seigneurial, les comédiens furent désormais libres de jouer les chefs-d’œuvre que le génie élaborait. Les puritains virent avec colère la protection accordée au théâtre par la cour, et eurent recours aux plus lâches intrigues pour enlever aux comédiens l’altière faveur de la noblesse anglaise. Le ministre calviniste, John Field, se jeta aux pieds de lord Leicester en le conjurant de ne plus couvrir de sa bienveillance d’infâmes histrions : « Je supplie Votre Honneur, écrivit-il en 1581 au superbe amant de la reine, de ne plus protéger les mauvaises causes et les