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ACTE I, SCÈNE II.

tion a fait à Naples et à Milan plus de veuves que nous ne ramenons d’hommes pour les consoler ; la faute est à vous seul.

ALONZO.

C’est moi qui ai le plus perdu.

GONZALVE.

Seigneur Sébastien, les vérités que vous dites manquent de bienveillance et d’opportunité. Vous irritez la blessure lorsqu’il faudrait y verser du baume.

SÉBASTIEN.

Bien dit.

ANTONIO.

Et on ne peut plus chirurgicalement.

GONZALVE., au Roi.

Seigneur, le temps est sombre pour nous quand votre front se couvre de nuages.

SÉBASTIEN.

Le temps est sombre ?

ANTONIO.

Très-sombre.

GONZALVE.

Si j’étais chargé de coloniser cette île, seigneur…

ANTONIO.

Il y sèmerait des orties.

SÉBASTIEN.

Ou des ronces, ou de l’ivraie.

GONZALVE.

Et si j’en étais le roi, savez-vous ce que je ferais ?

SÉBASTIEN.

Il s’abstiendrait de s’enivrer faute de vin.

GONZALVE.

Dans ma république, tout serait l’opposé de ce qui existe ; je n’y admettrais aucun commerce, aucune dignité ni magistrature ; les lettres y seraient ignorées ; point de serviteurs, ni pauvreté ni richesse ; point de contrats, point de successions ; point de limites entre les cultures, ni argent, ni blé, ni vin, ni huile ; plus de travail ; tous les hommes resteraient à rien faire, et les femmes aussi ; mais elles seraient chastes et pures ; point de souveraineté…

SÉBASTIEN.

Et cependant il en serait le roi.

ANTONIO.

La fin de sa république en oublie le commencement.

GONZALVE.

Tous les biens de la terre seraient en commun, et produits sans travail ni sueur ; point de trahison, de félonie, d’épée, de lance, de poignard, de mousquet, ni d’arme d’aucune sorte ; mais la nature fournirait spontanément et en abondance de quoi nourrir mon peuple innocent.

SÉBASTIEN.

Point de mariages parmi ses sujets ?

ANTONIO.

Non, certes ; ce serait une république de fainéants, un peuple de courtisanes et de vauriens.

GONZALVE.

Je gouvernerais mon état, seigneur, dans une perfection qui éclipserait l’âge d’or.