Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 5.djvu/100

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Glocester. – Placez-moi à l’endroit où vous êtes.

Edgar. – Donnez-moi votre main : vous voilà maintenant à un pied du bord. Pour tout ce qu’il y a sous la lune, je ne voudrais pas seulement sauter sur place.

Glocester– Lâche ma main. Tiens, mon ami, voilà une autre bourse ; il y a dedans un joyau qui vaut bien la peine d’être accepté par un homme pauvre : que les fées et les dieux le fassent prospérer entre tes mains. Éloigne-toi, dis-moi adieu ; que je t’entende partir.

Edgar, feignant de se retirer – Adieu donc, mon bon seigneur.

Glocester. – De tout mon cœur.

Edgar. – Si je me joue ainsi de son désespoir, c’est pour l’en guérir.

Glocester. – O vous, dieux puissants, je renonce au monde, et sous votre regard je vais sans murmure me délivrer de ma profonde affliction. Si je pouvais la supporter plus longtemps sans me révolter contre votre suprême et insurmontable volonté, cette mèche usée, cette portion méprisée de mon être, irait brûlant jusqu’au bout – Si Edgar vit encore, ô bénissez-le – Maintenant, ami, adieu.

Il saute et tombe de sa hauteur sur la plaine.

Edgar. – C’est donc fini, seigneur, adieu ! Et cependant je ne conçois pas comment la volonté peut parvenir à dérober le trésor de la vie, lorsque la vie elle-même cède et se laisse dérober. S’il avait été où il le pensait, en ce moment toute pensée serait finie – Êtes-vous vivant ou mort ?… Hé ! monsieur !… l’ami ! m’entendez-vous ?… parlez – Serait-il possible qu’il eût passé de cette manière ? Mais non, il revient à lui – Qui êtes-vous, monsieur ?

Glocester. – Va-t’en, et laisse-moi mourir.

Edgar. – Si tu avais été autre chose qu’un fil de la Vierge, une plume ou un souffle d’air, en te précipitant d’une hauteur de tant de brasses, tu te serais écrasé comme un oeuf. Cependant tu respires, tu as un corps