Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 5.djvu/14

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Régane. – Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m’estime à sa valeur. Dans la sincérité de mon cœur, je trouve qu’elle a défini précisément l’amour que je ressens : seulement elle n’a pas été assez loin ; car moi, je me déclare ennemie de toutes les autres joies contenues dans le domaine des sentiments les plus précieux, et ne puis trouver de félicité que dans l’affection de Votre chère Majesté.

Cordélia, à part – Ah ! pauvre Cordélia ! Mais non, cependant, puisque je suis sûre que mon amour est plus riche que ma langue.

Lear, à Régane – Toi et les tiens vous posséderez héréditairement ce grand tiers de notre beau royaume, portion égale en étendue, en valeur, en agrément, à celle que j’ai assurée à Gonerille – Et vous maintenant, qui pour avoir été ma dernière joie n’en fûtes pas la moins chère, vous dont les vignobles de la France et le lait de la Bourgogne sollicitent à l’envi les jeunes amours, qu’avez-vous à dire qui puisse vous attirer un troisième lot, plus riche encore que celui de vos sœurs ? Parlez.

Cordélia. – Rien, seigneur.

Lear. – Rien ?

Cordélia. – Rien.

Lear. – Rien ne peut venir de rien, parlez donc.

Cordélia. – Malheureuse que je suis, je ne puis élever mon cœur jusque sur mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.

Lear. – Comment, comment, Cordélia ? Corrigez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne ruine votre fortune.

Cordélia. – Mon bon seigneur, vous m’avez donné le jour, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée : je vous rends en retour tous les devoirs qui me sont justement imposés ; je vous obéis, je vous aime et vous révère autant qu’il est possible. Mais pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si elles disent n’aimer au monde que vous ? Il peut arriver, quand je me marierai, que l’époux dont la main recevra ma foi emporte la moitié de ma tendresse, la moitié de mes soins et de mes devoirs.