Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1863, tome 8.djvu/433

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emplis quelque lieu
du trésor de la beauté avant de te suicider. Ce n’est pas une usure
défendue que de faire des prêts qui rendent heureux ceux qui payent
volontiers leurs dettes, c’est à toi d’enfanter un autre toi-même ; dix
fois heureuse si tu en enfantes dix pour un, toi-même tu serais dix fois
plus heureuse que tu ne l’es si dix enfants nés de toi te reproduisaient
dix fois ; que te ferait alors la mort si tu t’en allais en te survivant
dans ta postérité ? Ne sois pas obstinée, tu es infiniment trop belle

pour servir de conquête à la mort et pour faire des vers tes héritiers.


Regarde lorsque le soleil glorieux lève à l’orient sa tête enflammée,

tous les yeux qu’il éclaire rendent hommage à sa lumière qui apparaît et
honorent de leurs regards sa majesté sacrée ; lorsqu’il a gravi la pente
escarpée des cieux comme un jeune homme robuste arrivé à l’âge mûr, les
regards des mortels adorent encore sa beauté ; mais lorsque, parvenu au
faîte, son char fatigué quitte lentement le jour, comme un vieillard
affaibli, les yeux, fidèles jusqu’alors, se détournent de son humble
sentier et se portent ailleurs ; de même toi qui t’avances maintenant
dans ton midi, tu mourras sans qu’on prenne garde à toi, à moins que tu

n’aies un fils.


Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu tristement la

musique ? les douceurs ne font pas la guerre aux douceurs, la joie prend
plaisir à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu ne reçois pas volontiers ?
ou pourquoi reçois-tu avec plaisir ce qui te déplaît ? si le véritable
accord de sons harmonieux, mariés par une heureuse union, blesse ton
oreille, ils ne font que te reprendre doucement, toi qui confonds dans
ton chant solitaire les parties que tu devrais entonner. Vois comme les
cordes doucement unies ensemble se frappent mutuellement dans une
harmonie réciproque, comme un père, un enfant et une heureuse mère qui
chantent ensemble le même air délicieux, et dont le chant sans paroles
multiples et cependant me semble te dire ceci : « Toi qui es seule, tu

seras comme si tu n’étais pas ! »


Est-ce par crainte de mouiller tes yeux des larmes d’une