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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/119

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SUR SHAKSPEARE.

et la volonté de Lusignan, a quelque peine à nous rendre, dans sa situation nouvelle, autant d’illusion qu’elle nous en a fait perdre par un si brusque changement. Voltaire a cherché ses effets dans le contraste de l’amour parfaitement heureux avec l’amour au désespoir ; moyen puissant, il est vrai, mais moins puissant peut-être que cette préoccupation d’une situation unique et constante qui ne se développe que pour redoubler le sentiment qu’elle a d’abord inspiré. Ce n’est pas lorsque nous nous sommes bien établis dans une affection qu’il est prudent de chercher à nous émouvoir en faveur d’une affection contraire : Corneille n’a point montré Rodrigue et Chimène ensemble avant la querelle de leurs pères ; il a si peu voulu nous pénétrer de l’idée de leur bonheur que Chimène, à qui on l’annonce, n’y peut croire et trouble par ses pressentiments la situation trop douce dont le poëte s’est bien gardé de nous mettre en possession, de peur qu’ensuite nous n’eussions trop de peine à la sacrifier au devoir qui nous ordonnera d’en sortir. De même nous nous sommes associés aux sentiments de Polyeucte ; nous avons tremblé pour lui avant de connaître l’amour de Pauline et de Sévère ; si notre premier intérêt se fût attaché à cet amour, peut-être nous serait-il difficile d’en ressentir ensuite beaucoup pour Polyeucte, dont la présence lui serait importune. Ainsi quand Zaïre nous a émus comme amante, nous sommes enclins à trouver qu’elle abandonne bien aisément cette situation où elle nous a placés, pour entrer dans celle de fille et de chrétienne. L’indifférence philosophique que lui a donnée Voltaire dans la première scène, pour faciliter plus tard sa conversion, rend plus invraisemblable encore le dévouement qu’elle porte si vite dans un devoir si récemment découvert. Si au contraire, dès le premier instant, Voltaire nous eût montré Zaïre troublée de scrupules et inquiète sur son bonheur, la crainte nous eût préparés d’avance à comprendre dans toute son étendue, à sa première appari-