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ACTE II, SCÈNE II.

me tirer par le nez ? me donner des démentis par la gorge, jusqu’à me les enfoncer dans les poumons ? Qui me fait cela ? ah ! qu’est-ce donc ? Je prendrais bien la chose, car il faut assurément que j’aie un foie de pigeonneau, et que je manque du fiel qui doit rendre amère l’oppression ; autrement, avant cette heure, j’aurais engraissé déjà tous les vautours de la contrée avec les entrailles de ce laquais ! Ô sanglant, sensuel coquin ! Traître sans remords, sans pudeur, dénaturé coquin ! Eh bien ! quoi ? Quel âne suis-je donc ? Ceci est très-brave que, moi, fils d’un bien-aimé père assassiné, moi, excité à ma vengeance par le ciel et l’enfer, j’aie besoin comme une catin de décharger mon cœur en paroles et que je tombe dans les malédictions comme une vraie coureuse de rues, comme une fille de cuisine ! Fi donc ! fi ! En avant, mon cerveau ! Un instant : j’ai entendu dire que des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, avaient, par l’artifice même de la scène, été frappées à l’âme de telle sorte que, sur l’heure, elles avaient déclaré leurs forfaits [1]. Car le meurtre, quoiqu’il n’ait pas de

    a qu’à traduire avec une véritable exactitude pour reproduire ces nuances admirablement raisonnables de Shakspeare. Quand il n’y a qu’une lettre à changer pour les lui rendre, faut-il respecter jusqu’à la superstition un vieux texte, condamné en cent autres endroits ?

  1. Il est probable que Shakspeare avait en vue une aventure de son temps. La vieille histoire du frère François était jouée par les comédiens du comte de Sussex, à Lynn, dans la province de Norfolk ; une femme y était représentée éprise d’un jeune gentilhomme ; et, pour mieux s’assurer la possession de son amant, elle avait secrètement assassiné son mari, dont l’ombre la poursuivait et se présentait différentes fois devant elle dans les lieux les plus retirés où elle s’enfermait. Il y avait au spectacle une femme de la ville qui jusqu’alors avait joui d’une bonne réputation, et qui sentit en ce moment sa conscience extrêmement troublée et poussa ce cri soudain « Ô mon mari ! mon mari. Je vois l’ombre de mon mari qui me poursuit et me menace. » À ces cris aigus et inattendus, le peuple qui l’environnait fut étonné, et lui en demanda la raison. Aussitôt, sans autres instances, elle répondit qu’il y avait sept ans que, pour jouir d’un jeune amant qu’elle nomma, elle avait empoisonné son mari, dont l’image terrible s’était représentée à elle sous la forme de ce