Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/213

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
207
ACTE III, SCÈNE II.
mesure de mon amour est celle de ma crainte aussi. Là où l’amour est grand, les plus petits soupçons sont une crainte ; là où les petites craintes deviennent grandes, là croissent les grandes amours.

le roi de la comédie. —

Oui, vraiment, mon amour, je dois te dire adieu, et bientôt sans doute ; mes forces actives renoncent à accomplir leurs fonctions ; et toi, tu resteras en arrière, à vivre en ce monde si beau, honorée chérie ; et peut-être un autre aussi tendre sera-t-il, par toi, comme époux…

la reine de la comédie. —

Ah supprimez le reste ! Un tel amour, dans mon sein, ne pourrait être qu’une trahison. Un second époux, ah ! que je sois maudite en lui ! Nulle n’épousa le second sans avoir tué le premier.

hamlet (à part). — Voilà l’absinthe ! voilà l’absinthe !

la reine de la comédie. —

Les motifs qui amènent un second mariage sont de basses raisons de gain, non des raisons d’amour. Je tue une seconde fois mon époux mort, quand un second époux m’embrasse dans mon lit.

le roi de la comédie. —

Je vous crois, vous pensez ce que vous dites maintenant. Mais ce que nous décidons, il nous arrive souvent de l’enfreindre. Un dessein n’est rien de plus qu’un esclave de notre mémoire et, violemment né, est pauvre en validité. Aujourd’hui, comme un fruit vert, il tient à l’arbre : mais il tombe même sans secousse, quand il est mûr. De toute nécessité, nous oublions de nous payer à nous-mêmes la dette où nous sommes seuls nos propres créanciers. Ce que, dans la passion, nous nous proposons à nous-mêmes, devient hors de propos quand la passion est finie. La violence des peines ou des joies, en les détruisant elles-mêmes, détruit aussi les ordonnances qu’elles s’étaient signifiées. Là où la joie s’ébat le plus, là où se lamente le plus la peine, la peine s’égaye et la joie s’attriste au plus léger accident. Ce monde n’est pas pour toujours, et il n’est pas étrange