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SUR SHAKSPEARE.

comme une plaisante caricature. Que, dans leur entrevue, Shakspeare ait exercé la vivacité de son esprit aux dépens de son puissant adversaire, que ce succès l’ait consolé de son mauvais sort, et qu’il en ait joui avec cet orgueil moqueur si amusant pour celui qui le déploie et si offensant pour celui qui le subit, une telle supposition est en soi très-vraisemblable ; et la scène où, dans la Seconde partie de Henri IV, Falstaff traite avec une spirituelle insolence le juge Shallow qui veut le poursuivre en justice pour un fait absolument pareil, nous a évidemment conservé quelques-unes des réparties du jeune braconnier. Elles n’avaient pas pour objet et ne pouvaient avoir pour résultat d’adoucir le ressentiment de sir Thomas. De quelque manière qu’il l’ait fait sentir à l’offenseur alors en son pouvoir, les besoins de vengeance devinrent réciproques. Shakspeare composa et afficha aux portes de sir Thomas une ballade aussi mauvaise qu’il le fallait pour divertir singulièrement le public auquel il demandait alors ses triomphes, et pour porter au dernier degré le courroux de l’homme dont elle livrait le nom à la risée populaire. Des poursuites juridiques furent entamées contre le jeune homme avec une telle violence qu’il se crut obligé de pourvoir à sa sûreté, et quitta sa famille pour aller chercher à Londres un asile et des moyens d’existence.

Quelques-uns des biographes de Shakspeare ont pensé que des embarras pécuniaires pouvaient avoir déterminé ce départ. Aubrey ne l’attribue qu’au désir de trouver à Londres quelque occasion de faire valoir ses talents. Mais, quoi qu’il en soit des résultats ultérieurs de l’aventure du poëte avec sir Thomas Lucy, le fait même ne saurait être révoqué en doute. Shakspeare semble avoir pris soin de le constater. De toutes les sottises de Falstaff, la seule dont il ne soit pas puni, c’est d’avoir « tué le daim et battu les gens » de Shallow, exploit d’ailleurs beaucoup plus conforme à l’idée que Shakspeare pouvait avoir conservée de sa propre jeunesse qu’à celle qu’il nous a