Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/162

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ROSSENCRAFT.

Monseigneur, nous ne savons pas le faire.

HAMLET.

Eh bien ! quel peu de cas faites-vous donc de moi ? — Vous voulez avoir l’air de connaître mes trous ; vous voulez jouer de moi ; — vous voulez fouiller le fond de mon cœur, — et plonger dans le secret de mon âme. — Morbleu ! croyez-vous qu’il soit plus aisé de jouer — de moi que d’une flûte ? Prenez-moi pour l’instrument — que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais — jouer de moi. Et puis, être questionné par une éponge !

ROSSENCRAFT.

Comment ? une éponge, monseigneur ?

HAMLET.

Oui, monsieur, une éponge[1] qui absorbe les grâces, — les faveurs, les récompenses du roi, lequel fait — de vous le magasin de ses libéralités. Mais des gens comme vous — finissent par rendre au roi le plus grand service. — Il vous garde, comme un singe garde des noisettes, — dans un coin de sa mâchoire. Il vous mâche d’abord — et vous avale ensuite. Aussi, quand il aura besoin — de vous, il n’aura qu’à vous presser, — éponges, et vous redeviendrez à sec.

ROSSENCRAFT.

Bien, monseigneur. Nous prenons congé de vous.

HAMLET.

Adieu, adieu ! Dieu vous bénisse.

Sortent Rossencraft et Gilderstone.
  1. Le passage où Hamlet compare les courtisans à des éponges a été transposé dans le second Hamlet. Il se retrouve là à la fin de la scène xiii, après le meurtre de Polonius, quand Rosencrantz et Guildenstern viennent demander à Hamlet où il a caché le cadavre. Cette transposition montre le goût exquis du correcteur qui n’a pas voulu que la comparaison entre les courtisans et des éponges suivît immédiatement le rapprochement entre Hamlet et une flûte.