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LES JALOUX.
vos armes. » Réplique superbe qu’envierait un héros d’Homère !

Shakespeare a voulu nous montrer dans son drame la toute-puissance de la jalousie. Pour que la démonstration fût concluante, devait-il, comme le prétend Schlegel, choisir une créature inférieure aux autres créatures, un barbare mal appris, un être à demi-vaincu par ses instincts, chez qui le sauvage eût dominé l’homme moral ? Non, l’expérience ainsi faite n’eût rien prouvé. Le poëte a fait justement tout le contraire. Il a choisi un homme dont la noble nature est, comme le dit Lodovico, inébranlable à la passion, et dont la solide vertu ne peut être entamée ni par la balle de l’accident ni par le trait du hasard, un homme pour qui la couche d’acier de la guerre est un lit de plumes, un homme qui, sans trouble apparent, a vu son propre frère arraché de ses bras par le canon ; et c’est cet homme-là qu’il a soumis à l’épreuve. Alors le spectacle a été vraiment définitif. Nous avons assisté au combat prodigieux de cette grande volonté avec cette grande passion. Nous avons vu l’âme d’Othello, cette âme invulnérable, trempée au Styx du péril, provoquer à la lutte ce monstre à l’œil vert qui s’appelle le soupçon ; nous l’avons vue d’abord s’avancer vaillamment, puis s’arrêter, puis hésiter, puis faiblir, puis céder, puis subir l’horrible étreinte, puis se tordre dans les convulsions, et enfin nous l’avons entendue jeter dans un sanglot le dernier cri de l’agonie. Alors tout a été dit. Nous avons compris la rude leçon, et nous avons reconnu que, dans cette bataille décisive livrée par la passion au plus impassible de tous, ce n’était pas un homme seulement qui succombait, c’était l’humanité.

Ainsi la supériorité intellectuelle et morale d’Othello est intimement liée à l’idée même du drame. Elle est essentielle, non pas seulement au développement de