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INTRODUCTION.

par l’argot factice des ruelles exactement comme devait l’être, soixante-dix ans plus tard, la langue de Molière. Mais le danger était beaucoup plus sérieux au delà qu’en deçà de la Manche. En France, la compagnie précieuse n’était qu’une coterie littéraire où s’étaient innocemment retranchés les mécontentements politiques de la Fronde ; repoussée de la Cour, elle faisait à l’absolutisme cette petite guerre de salon qui est souvent la dernière escarmouche de l’opposition mourante. L’inoffensif hôtel de Rambouillet était son quartier général ; pour munitions, elle n’avait guère que les causeries de Mme de Longueville, les idylles de Mme Deshoulières et les pastorales de Segrais ; en fait d’armes, ses plus terribles étaient les épigrammes de l’abbé Cotin ; et, en cas de défaite, c’est tout au plus si elle pouvait compter sur l’asile princier que lui offrait la grande Mademoiselle. Dans sa lutte contre la coterie précieuse, Molière était d’avance sûr de la victoire, car il avait pour allié naturel cet auxiliaire invincible, le roi Louis XIV.

Mais il n’en était pas de même en Angleterre. Là, la réunion précieuse n’était pas un club toléré, c’était une société fort puissante ; elle n’était pas confinée, comme ici, à quelques hôtels aristocratiques, elle entrait, comme chez elle, dans les châteaux royaux ; elle ne donnait pas de petites soirées dans de petits salons, elle tenait ses grands levers dans des palais qui s’appelaient Windsor, Greenwich, Westminster ; pour ruelle, elle avait l’alcôve impériale ; elle n’était pas cabale, elle était camarilla ; elle ne boudait pas la Cour, elle la gouvernait ; car elle avait à sa tête, non pas Mme la marquise de Rambouillet, mais Sa Majesté la reine Élisabeth.

Figurez-vous une femme savante ayant pour canif le glaive et le globe pour serre-papier, régnant, non sur des cuisines, mais sur un empire, dirigeant, non un mé-