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MESURE POUR MESURE.

tirper tout à fait, frère, sans interdire le boire et le manger. On dit que cet Angelo n’est pas né de l’homme et de la femme, suivant les voies normales de la création. Est-ce vrai, croyez-vous ?

le duc.

Comment serait-il né alors ?

lucio.

D’aucuns rapportent qu’une sirène l’a eu pour frai ; d’autres, qu’il a été engendré entre deux morues sèches. Mais il est certain que, quand il lâche de l’eau, son urine est de la glace fondante ; ça, je le sais. Et puis, c’est un être stérile ; ça, c’est indubitable.

le duc.

Vous êtes plaisant, monsieur, et vous avez la parole vive.

lucio.

Aussi, quelle cruauté à lui, pour la rébellion d’une braguette, d’enlever la vie à un homme ! Est-ce que le duc absent aurait agi ainsi ? Plutôt que de pendre un homme pour avoir fait cent bâtards, il aurait payé les mois de nourrice de mille. Il avait quelque expérience de la besogne ; il connaissait le service, et c’est ce qui le portait à l’indulgence.

le duc.

Je n’ai jamais ouï dire que le duc absent fût fort suspect sur l’article des femmes : ce n’est pas là que l’entraînaient ses goûts.

lucio.

Ah ! monsieur, vous vous trompez.

le duc.

Ce n’est pas possible.

lucio.

Qui ? Le duc ?… Jusqu’à une mendiante de cinquante ans !… Même il avait l’habitude de lui mettre un ducat dans sa sébile criarde. Le duc avait ses faiblesses… Il